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L’allusion à la destruction, relativement récente, de l’ordre du Temple, est à remarquer, et ce passage a dû faire le sujet de bien des conversations parmi les nombreux lecteurs de Maundevillc à cette fin du XIVe siècle.

Une preuve très importante de la véracité de Maundeville à laquelle la critique n’a pas songé, c’est que les fables qu’il raconte ont exactement la couleur et la figure du merveilleux dans les divers pays d’où il prétend les avoir tirées, ce qui conduit à cette conclusion qu’il les a bien trouvées là où il le dit, et pas ailleurs. Chacun de ces contes a une patrie, et il la nomme avec une justesse et une précision irréprochables. S’il ne les avait pas entendus sur place, s’il les avait recueillis au hasard de ses lectures et de ses conversations, les aurait-il localisés avec une telle exactitude ? Ce château de la dame et du faucon fées se rencontre, nous dit-il, dans la petite Arménie. Nous sommes là dans la région du Caucase, sur la frontière de l’ancien pays des Mèdes, célèbre par ses magiciennes dès la plus haute antiquité, et n’est-il pas vrai que ce conte porte la forme et la couleur du merveilleux persan, qu’il est là ethnographiquement à sa vraie place, et que nous le trouverions quelque peu en désaccord avec le génie des lieux, si le voyageur en avait mis la scène ailleurs au gré de sa fantaisie, en Égypte ou en Palestine, si vous voulez. Les récits qu’il fait de ce dernier pays sont encore un exemple frappant de cet accord entre le génie de la contrée et le merveilleux qui lui convient. Sir John Maundeville donne raison à cette opinion émise autrefois par M. Renan que les sémites de Palestine et de Syrie manquèrent d’imagination dramatique et du don de s’amuser de leurs propres rêves. En dehors des traditions consacrées par les livres saints, nous ne trouvons dans les chapitres concernant la Palestine qu’une seule histoire fabuleuse ; mais que le merveilleux de cette histoire est différent de celui dont nous venons de donner un exemple ! Ce n’est plus un conte de féerie, c’est un miracle à la façon juive et chrétienne, à portée morale directe. Il s’agit d’une jeune fille condamnée au feu pour avoir été faussement accusée d’impureté, et dont Dieu fait éclater l’innocence en transformant en roses les flammes de son bûcher ; quelque chose comme l’histoire de la chaste Suzanne, ayant pour conclusion le miracle des roses de sainte Elisabeth, ou celui des fleurs spontanément nées sur la colline où saint Albans fut décapité[1]. Nul autre artisan de miracle que le Tout-Puissant, nulle autre féerie que l’intervention de la divine providence, nul appel à l’imagination

  1. Ce conte pieux de Maundeville n’est vraisemblablement qu’une transformation d’une vieille légende arabe qui raconte que ce même miracle des flammes changées en roses s’accomplit autrefois en faveur d’Abraham, condamné à la fournaise par le roi Nemrod, légende qui n’est elle-même qu’une répétition d’une légende talmudique.