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seulement à être compris comme s’appliquant aux questions de l’organisation sociale actuelle.

En fait, l’individualisme absolu de Spencer n’est pas admissible dans les sociétés civilisées, et c’est le christianisme qui a raison. Ce qui y fausserait complètement l’application des lois darwiniennes, c’est tout d’abord le régime de l’accumulation et de l’hérédité des biens. Parmi les animaux, la survie des plus aptes a lieu, parce qu’à chaque génération nouvelle, l’individu se fait sa place et se perpétue, en raison de ses qualités propres. Le même « procédé de purification » agit encore parmi les barbares, où les plus forts et les plus braves l’emportent et éliminent les plus faibles. Mais, dans l’ordre social des civilisés, le rang et la fortune, souvent obtenus par héritage, l’emportent sur les aptitudes personnelles. L’héritier d’un grand nom jouira de son opulence et fera souche, fût-il mal constitué et malingre, et si un Apollon ou un Hercule veut lui enlever ses écus ou sa femme, pour appliquer la loi spencérienne de la sélection et de a la survie des mieux doués, » il sera envoyé au bagne ou à l’échafaud. La marine et l’armée accaparent les sujets les plus vigoureux et les exposent aux causes exceptionnelles de mortalité des casernes, des expéditions et des grandes guerres. Dans la concurrence sur le terrain économique, ceux qui arrivent aux premiers rangs ne sont pas les plus laborieux et les plus forts, mais les plus riches, les plus habiles et souvent, aujourd’hui, les moins scrupuleux. Si donc on veut que dans les sociétés humaines s’appliquent les lois qui assurent le progrès de l’espèce dans le monde animal, il faut supprimer la plupart de nos institutions et entre autres notre régime successoral. Le laissez-faire absolu n’amènerait donc pas les bons résultats qu’en espère la sociologie.

L’État doit se borner, dit-on, à faire justice. Soit, mais outre la justice distributive, il y a, comme l’a bien montré M. Fouillée, la justice « réparative. » La situation actuelle des individus n’est nullement le résultat de leur mérite ou de leur démérite. Elle est la conséquence d’une longue série de faits historiques, des spoliations anciennes, du servage féodal, des privilèges héréditaires, de nombre de lois iniques qui toutes n’ont pas été réformées. Quand donc l’État intervient en faveur des déshérités et des faibles, comme le prescrivent toutes les religions dignes de ce nom, il ne fait que « réparer » le mal commis autrefois. Le seul non-interventioniste, absolument logique, a été Fourier, au nom de son principe : « Les passions viennent de Dieu, les lois viennent des hommes. » Les crimes et les délits qui troublent la société soi-disant civilisée ne sont, prétendait-il, que l’insurrection légitime contre des règlemens répressifs absurdes. Au lieu de comprimer les passions et les appétits, il faut en faire des ressorts et des rouages de la machine