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DEUX LIVRES SUR L’ALSACE

sade d’Allemagne appose un visa à son passeport. Au préalable, l’ambassade transmet la demande au ministère de Strasbourg, et le ministère ordonne une enquête. La réponse se fait attendre d’habitude trois ou quatre semaines, et la plupart du temps cette réponse est un refus. C’est une affaire de caprice, de nerfs, et les nerfs excitables de nos voisins sont souvent agacés. Leurs hauts fonctionnaires sont pleins de méfiance ; les agens subalternes, qui exécutent leurs ordres, ont un zèle excessif pour leur service : ils savent que les abus de pouvoir et les brutalités trouvent facilement grâce auprès de leurs chefs, et que le zèle, fût-il immodéré, est le secret de l’avancement. L’entrée en Alsace a été refusée à des nourrissons, parce qu’on avait oublié de donner leur signalement sur le passeport de leur nourrice. « On a tant fait que les Allemands qui se respectent, a dit le même Alsacien, ont dû rougir d’actes odieux ou ridicules, inspirés par le zèle effréné de la consigne, et M. Miquel, bourgmestre de Francfort, a blâmé ces actes en plein parlement. Ce n’est pas qu’il condamne le système d’oppression établi sur l’Alsace ; mais il voudrait plus de correction et de décence dans les formes, en quoi il fait paraître assurément des sentimens très louables, mais non pas, j’ai regret à le dire, aussi judicieux qu’ils sont méritoires… N’est-ce pas nous rendre un grand service que de barrer les routes du côté de l’Occident, où le diable chauffe sa fournaise, pour nous rejeter vers l’Orient, où l’ange de lumière, sous les traits du chancelier, nous ouvrira la porte du paradis quand nous nous déciderons à être sages ? Voilà ce qu’on nous répète sans cesse sur tous les tons. »

Quand l’empereur Guillaume II visita les provinces annexées, les simples, les naïfs pensèrent qu’il tiendrait à leur laisser un bon souvenir en leur octroyant quelque grâce ; que, comme don de joyeux avènement, il consentirait non à retirer l’ordonnance des passeports, mais à l’adoucir dans l’application. Cette espérance a été trompée. Il a passé quarante-huit heures à Strasbourg ; et, comme il aime à changer souvent de costume, pendant ces deux jours on a pu le voir en tenue blanche de garde-du-corps et dans l’uniforme de hussard rouge, de général d’infanterie et d’amiral. Mais, hussard rouge ou garde-du-corps, il est demeuré sourd à toute requête : il avait, lui aussi, sa consigne, et sa consigne lui interdisait de rien accorder.

Les membres de la délégation d’Alsace-Lorraine avaient chargé leur bureau de faire une démarche auprès de lui, et le bureau avait demandé par écrit une audience ; cette audience a été refusée, le jeune souverain a fait répondre que ses momens étaient comptés. M. Sengenwald, président de la chambre de commerce de Strasbourg, qui eut l’honneur de lui être présenté, se permit d’insinuer discrètement « que les communications de l’Alsace avec ses voisins n’étaient pas