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aussi libres qu’elles devraient l’être, que l’industrie et le commerce en souffraient. » Le bruit courut qu’il avait tourné le dos à M. Sengenwald ; on le calomniait, ce fut les yeux dans les yeux qu’il lui répondit : « En vérité, monsieur le président, il n’y a rien à changer là : Ia, Herr President, da ist halt nichts zu ändern. » Un journal important de Berlin déclarait, peu de temps après, « que l’obligation du passeport est une mesure permanente, destinée à faire comprendre aux Français qu’ils ne sont plus chez eux en Alsace. » Hélas ! il y a bien longtemps déjà que nous nous en doutons ; et, s’il nous arrivait de l’oublier, M. Crispi n’est-il pas là pour nous le rappeler ? La feuille officieuse ajoutait : « Il est certain que les familles alsaciennes en souffrent ; mais c’est précisément ce que nous voulons. Il a fallu élever une barrière pour démontrer à la jeunesse des deux sexes que son avenir se trouve de ce côté, non au-delà de la frontière. » Les puissans de la terre, qui sentent leur force, dédaignent quelquefois les petites précautions ; mais le gouvernement allemand joint à la force du lion la prudence malicieuse du serpent. Il dispose d’une formidable armée, que toute l’Europe admire, et, au surplus, le fils du roi Victor-Emmanuel lui garantit la possession de l’Alsace-Lorraine. Ce n’est pas assez et la sûreté de l’empire serait compromise si les nourrissons étaient exemptés de l’obligation du visa.

Plus l’Alsace nous est fermée, plus les livres qui nous parlent d’elle nous sont précieux. Les éditeurs qui ont publié le bel in-quarto intitulé l’Alsace, le pays et ses habitans, n’ont rien négligé pour que ce volume de 1 000 pages, accompagné de 385 gravures et de 17 cartes, fût vraiment digne du sujet[1]. Ils avaient bien choisi leur auteur. Né à Turckheim en 1842, M. Grad aime passionnément son pays ; c’est en amoureux qu’il le décrit et le raconte. Il a voyagé en Angleterre, en Pologne, en Italie, en Espagne, en Orient ; il a visité le nord de l’Afrique jusqu’au Sahara, l’Égypte jusqu’au Soudan. Mais son Alsace est pour lui le vrai paradis terrestre, l’endroit qu’on ne quitte que pour avoir la joie d’y revenir, le seul où le cœur s’enracine, le seul où l’on veuille vivre et mourir.

Quand on est à la fois un très chaud patriote alsacien et un des membres les plus en vue de la délégation d’Alsace-Lorraine, un correspondant de l’Institut de France et un député au Reichstag, on est tenu d’être circonspect, et M. Grad s’y applique ; encore ne l’est-il pas assez. Ne s’est-il pas permis un jour d’avancer que les sous-officiers de l’armée allemande se font payer la goutte par leurs hommes ? Il lui en a coûté 500 marks d’amende. Depuis lors, il se surveille beaucoup.

  1. L’Alsace, le pays et ses habitans, par Charles Grad, membre correspondant de l’Institut, député au Reichstag. Paris, 1889 ; Hachette et Cie.