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jamais, au-delà des Alpes, toute domination étrangère afin d’établir ensuite entre les souverains de nationalité italienne un lien fédéral. C’était un plan que d’Argenson disait tenir de son maître en politique, le ministre Chauvelin, dont il s’était préoccupé dès le lendemain de son entrée au ministère, et dont il avait à plus d’une reprise, dans des méditations solitaires, essayé de tracer les grandes lignes et d’esquisser en quelque sorte l’ébauche[1].

L’idée était généreuse et le temps a fait voir qu’elle était conforme au vœu des populations. Mais à l’époque où nous sommes, le vœu des peuples, dont ils n’avaient eux-mêmes qu’une conscience assez confuse et qu’ils n’exprimaient qu’à voix basse était rarement consulté dans les délibérations dont dépendait leur destinée. Et quant aux souverains d’Italie, l’idée de d’Argenson était trop étrangère à leurs habitudes pour pouvoir être facilement agréée par eux. Peut-être même qu’un ministre moins prompt que d’Argenson à s’élever au-dessus des faiblesses de l’humanité, et plus attentif à étudier les ressorts vulgaires de la politique, aurait deviné que de tous les princes italiens qu’il appelait à concourir à son dessein, celui qui devait s’en montrer le moins séduit, c’était précisément celui auquel il allait le proposer avant tout autre, le roi de Sardaigne.

C’eût été la première fois, en effet, qu’on aurait vu les hommes d’état piémontais, gens habiles et pratiques avant tout, se vouer avec une loyauté chevaleresque à la poursuite d’une idée patriotique. Les petits louveteaux de Savoie, comme les appelait le cardinal d’Ossat, avaient bien des dents très aiguisées pour défendre leur bien ; mais quand les avait-on vus jouer le rôle de chiens de garde pour l’indépendance de la patrie italienne ? Aux temps héroïques où Florence et Milan défendaient leur liberté républicaine contre l’oppression de l’empire, les ducs de Savoie avaient toujours passé avec indifférence, suivant l’occasion du moment, des rangs des Guelfes à ceux des Gibelins. Puis je viens de

  1. C’est ce qu’atteste une pièce de sa main insérées dans les correspondances de Turin du ministère, sous la date évidemment fausse de février 1746. Il doit y avoir dans cette indication une erreur, au moins d’une année ; car, en février 1746, la négociation avec Turin était déjà engagée et presque menée à fin sur des bases tout à fait différentes de celles qui sont indiquées dans ce document. Plusieurs passages, d’ailleurs, indiquent que la pièce a été rédigée antérieurement à la mort de Charles VII, c’est-à-dire dans les deux premiers mois du ministère de d’Argenson. Elle est suivie d’une sorte d’allocution adressée au pape, afin de le décider, au nom des souvenirs de la lutte des Guelfes et des Gibelins, à se ranger du côté de ceux qui voudraient affranchir l’Italie de la domination autrichienne. Rien de plus curieux que de voir d’Argenson ultra-gallican, et imbu de tous les préjugés parlementaires, invoquer l’exemple de Grégoire VII et d’Innocent III.