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rappeler que, quand les deux grandes puissances ultramontaines avaient choisi les rives du Pô pour le théâtre habituel de leurs combats, bien loin de se plaindre de la double invasion étrangère, on s’en était souvent applaudi à Turin, comme d’un moyen de faire acheter son alliance au plus offrant. Aussi, quand bien même il se fût réellement agi, dans le plan de d’Argenson, de chasser d’Italie toute influence extérieure sans distinction, Charles-Emmanuel aurait probablement vu avec regret disparaître une concurrence dont ses aïeux avaient si largement profité. Mais la proposition ne se présentait pas même avec ce caractère d’impartialité, car deux choses étaient également impossibles au ministre français : l’une de faire descendre, au midi de l’Italie, l’infant don Carlos du trône de Naples où il régnait paisiblement ; l’autre de ne pas réclamer, au nord, une part quelconque (fût-elle réduite) de la dépouille de l’Autriche en faveur de l’infant Philippe, le gendre de Louis XV, pour qui les armées françaises venaient de combattre et de vaincre. En sorte que, dans le conseil fédéral où on offrait à Charles-Emmanuel d’entrer, il se serait trouvé assis à côté de deux princes de la maison de Bourbon, passant, à tort ou à raison, pour inféodés à la France, soit par le souvenir de leur origine, soit par un lien étroit de parenté. L’idée d’aliéner sa liberté en faveur d’un conseil ainsi composé aurait fait reculer même un souverain moins connu pour la recherche âpre et égoïste de ses intérêts personnels. Il était certain d’avance qu’elle ne serait même pas sérieusement discutée, et c’est ce que ne se font pas faute de représenter les historiens piémontais de nos jours, quand leurs nouveaux compatriotes s’étonnent que l’Emmanuel du XVIIIe3 siècle se soit montré moins pressé que celui du XIXe de concourir à un plan qui portait l’étiquette de l’indépendance italienne[1].

Était-ce donc sous l’empire d’une véritable illusion ou simplement pour ne pas laisser tomber une négociation qui lui donnait un rôle important que Champeaux, revenant du jardin des Capucins de Saint-Jacques, rendait compte dans les termes suivans de son entretien avec son interlocuteur piémontais : — « Je lui ai proposé le beau et grand projet de soustraire l’Italie à la tyrannie et à l’avarice des Allemands. Je lui ai expliqué en même temps que le roi se proposait de procurer aux princes d’Italie une indépendance dont les princes allemands ne les ont jamais laissé jouir : qu’il se proposait aussi de prendre des mesures pour que ces princes ne fussent plus obligés à l’avenir de prendre part malgré eux à des guerres qui leur sont étrangères et pour qu’ils ne fussent plus exposés à voir leur pays ravagé à l’occasion de ces guerres ; il m’a

  1. Carutti, Storia di Carlo Emmanuele III, t. I, p. 300 et suiv.