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besoin de connaître le roman pour comprendre sa figure, ce qui est l’essentiel. L’homme est en train de descendre d’un rocher ; il tombe sur le pied droit ; c’est à ce moment que sa jambe gauche, restée en arrière, est enlacée par un des longs tentacules de la bête étoilée dont la tête hideuse apparaît sous la pierre. Il retourne la tête, et, de la main gauche, s’efforce de se débarrasser de cette chaîne vivante, tandis que de la droite il serre, en hésitant, son couteau dans son poing. L’homme est nu, avec un simple caleçon ; dans la tête seulement, M. Carlier a exprimé l’intention de marquer le caractère de la race et de dater la figure ; intention inutile, car, en vérité, que ce pêcheur embarrassé soit un Breton ou un Normand, qu’il s’appelle Gilliatt ou Yvon, qu’est-ce que cela peut nous faire ? Tout l’intérêt est dans son action, dans son mouvement, dans le danger qu’il court. Simplifier et généraliser, dans ce cas, est, pour un sculpteur, une nécessité presque aussi grande que celle d’insister sur le caractère spécial et personnel lorsqu’il s’agit de figures historiques et habillées. C’est qu’ici nous voulons surtout avoir une idée nette du personnage, tandis que là, c’est son action seule qui nous préoccupe. Qui songe au visage du Gladiateur antique ou à celui du Captif de Michel-Ange ? La poésie de ces belles nudités est toute dans l’élan ou dans la souffrance de leur corps ; un visage plus particularisé affaiblirait notre sensation et nous gênerait. Il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit d’une figure légendaire ou historique, surtout d’une figure au repos ; on peut presque accepter un visage banal dans un saint George combattant, on ne l’accepterait pas dans un saint George immobile. Du moment que M. Carlier prenait le sage parti de mettre à nu son pêcheur et de lui enlever tout détail de signalement en lui retirant tous ses vêtemens, il pouvait tout aussi bien donner plus de style à son visage en lui enlevant ses rides et son type. La chose, d’ailleurs, n’a pas grande importance, car on est si vivement saisi par le mouvement général de la figure qu’on ne s’attache pas outre mesure au visage dans lequel, d’ailleurs, l’expression d’angoisse subite et muette est fort bien rendue. C’est une des rares figures du Salon dont le mouvement puisse être saisi et compris aussi facilement de tous les côtés, et l’on sait que cette ubiquité d’un rythme expressif et satisfaisant pour l’œil, par son harmonie autant que par son équilibre, est l’une des grosses difficultés, si ce n’est la plus grosse, à laquelle se heurte le sculpteur. L’œuvre la plus parfaite est celle qui la possède le mieux. Si nous ajoutons à ce mérite celui d’une exécution particulièrement précise, décidée, conduite et soutenue d’un bout à l’autre avec autant d’habileté que de conscience, nous ne nous étonnerons pas que l’auteur de ce beau