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18 REVUE DES DEUX MONDES. — Vous ne me gâtez décidément pas! Marie-Madeleine se rapprocha de M. Real avec une vivacité con- trite, qui témoignait de sa crainte de l’avoir ofiensé. — Vous n’avez pas besoin, dit-elle, des complimens d’une igno- rante ; et moi, j’ai peur de vos galanteries. Le jeune homme, qui était venu s’accouder à la pile de livres posée sur la table du milieu, releva la tète avec un air de surprise joyeuse. — Peur de moi!.. Hélas! je suis pourtant un pauvre conqué- rant. Voyez plutôt mon humilité, ma maladresse... Je ne sais pas aimer, ou du moins je ne sais pas le dire, en dépit de toutes mes tentatives, parce que, vrai! je n’en ai pas l’habitude... Je n’ai pas l’habitude de la passion et de son langage... Mais, si vous vou- liez... Il fit un nouveau mouvement, qui renversa le livre sur lequel il était appuyé. — Là ! fit la jeune fille empressée à détourner la conversation. Vous avez perdu la pose. 11 faudra la retrouver quand vous vous ferez portraicturer : elle vous va merveilleusement. Le coude sur des in-folio, le regard perdu, la mine songeuse, c’est bien ainsi que je vous vois devant la postérité... Car vous faites des livres vraiment sérieux, quoique parfois ils se laissent lire, des livres de philosophie ou de critique transcendantale, assaisonnés çà et là de modernisme : l’Art et le Siècle, les Ages du goût... Quoi encore? Enfin, vous voyez que j’en ai lu quelques-uns... les moins ardus. Vous dirai-je que ce que j’en ai compris m’a positivement capti- vée, charmée? Oui... Mais, hélas! je n’ai pas tout compris, faute d’un suffisant savoir. — Vous aviez même le droit de ne rien comprendre... Mais ce qui est moins légitime, peut-être, c’est de me parler de mes livres, dont je ne parle jamais, moi... Parlons de vous, plutôt. — J’y consentirais volontiers, si vous aviez quelque chose à m’en dire qui ne fût pas trop connu de moi. Mais, vraiment, pour m’entendre répéter que j’ai de beaux yeux et une jolie taille, ce qui est peut-être exact, ou que je suis cruelle, ce qui est outrageu- sement faux... — Vous vous croyez bonne?.. Je serais curieux de savoir com- ment vous vous voyez et jugez vous-même. — Oh! bien simplement... Tenez, en pied : belle surtout par comparaison, sans rien de délicieux, de magnifique ni d’indiscu- table, sans pieds ni mains d’enfant, sans démarche de reine ou de déesse, sans traits olympiens... mais avec quelques petits avan- tages inédits, comme un regard d’une couleur rare et un sourire qui serait engageant s’il n’était, paraît-il, incompréhensible, le tout