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Zl82 REVUE DES DEUX MONDES. il ne connaissait plus de motifs pour repousser l’idée du mariage, dès là que le mariage lui offrait la seule chance qu’il pût avoir d’en venir à ses fins. Et il y comptait bien. Place de la Carrière, à Nancy, on remarque deux hôtels jumeaux, d’un type particulièrement élégant et dont l’aspect n’a rien de pro- vincial. Ces deux hôtels ont été bâtis par les frères Hart, anciens brasseurs, et étaient encore habités par eux à l’époque, d’ailleurs peu lointaine, où nous reporte ce récit. Seulement, le père d’Hélène avait de l’argent jusque dans sa cave, tandis que le père de Marie- Madeleine avait du papier timbré jusque dans son coflre-fort. C’est dire que, chez ce dernier, la vie n’était pas gaie tous les jours. Ce fut là que Frantz renouvela connaissance avec celui qu’il con- sidérait comme son futur beau-père et qu’il avait un peu fréquenté jadis pour l’amour de Marie-Madeleine, mais sans ressentir aucun enthousiasme à l’endroit de cette personnalité louche de l’industrie provinciale. M me de Buttencourt n’ayant pas tardé à retourner chez elle, un isolement presque complet se fit autour des deux jeunes gens. L’oncle de Marie-Madeleine voyageait pour ses affaires et un peu pour celles de son frère, qu’il avait entrepris d’arranger. Quant au père de la jeune fille, il avait prêté les mains à tout ce qu’on lui avait demandé, après avoir surtout prêté l’oreille à la promesse que lui avait faite sa nièce Hélène de lui assurer le concours effectif de M. Hart junior, lequel avait regimbé d’abord devant toute idée de contribution personnelle. C’était la vie d’intérieur en province, mais dans ce qu’elle a de meilleur, dans tout ce qu’elle a de bon : le loisir d’aimer. M. Hart, sans être précisément au ban de l’opinion, était un peu en sur- veillance et en quarantaine, ce qui rendait les visites infiniment rares chez lui. Lui-même, homme triste et gonflé de fiel, aimait à s’enfermer dans une haute pièce meublée et décorée à la flamande, tout encombrée de cornues, d’alambics et de tonnelets, où il expé- rimentait des mixtures de son invention, vouées à la conservation des bières et à l’empoisonnement des consommateurs : il comptait là-dessus pour rétablir sa fortune et se venger de l’humanité. En sorte que, plus absorbé encore qu’abattu, il n’était pas gênant. — Et, malheureusement pour Marie-Madeleine, il ne l’avait jamais été. Donc, nul trouble dans cette intimité journalière, hors l’inquiétude de savoir ou de ne pas savoir comment elle prendrait fin. Frantz, à vrai dire, se sentait de plus en plus sûr de réussir en constatant que la jeune fille était sa prisonnière, qu’elle ne pouvait lui échapper sans une espèce d’éclat. Et il supposait que le refus de s’engager envers lui autrement que par un simulacre de fiançailles était l’effet d’un scrupule et d’une honte qui céderaient sous l’eflort du temps et de