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ZJ92 REVUE DES DEUX MONDES. donc inexorables en vos amours comme en vos haines?.. Que de- mandé-je aux deux hommes qui m’ont aimée, qui veulent m’aimer encore malgré moi? De respecter mon repos. Et ni l’un ni l’autre ne se rendront à ma prière! Ni vous, le faux chrétien, ni lui, l’être in- dépendant et généreux!.. Et je serai broyée entre ces deux amours de fer! — Vous voyez bien que, lui non plus, il ne sait pas vous aimer sans égoïsme, puisque vous lui avez vainement demandé de faire trêve à ses instances... Et moi, suis-je donc si mauvais, moi qui, supposant l’ignorance et l’aveuglement de votre fiancé, mon en- nemi, aurais pu me réjouir à la pensée qu’il serait dupe et bafoué? Y ai-je seulement songé? Je n’ai songé qu’à ma passion pour vous. Tenez-m’en compte... Si vous ne voulez plus entendre par- ler de moi, restez ferme en votre vœu d’isolement... Et vous n’aurez plus jamais rien à me reprocher, je vous le jure! — Il est trop tard pour reprendre une parole si tardivement donnée. — C’est votre dernier mot? demanda M. de Buttencourt redevenu menaçant. La jeune fille ne répondit que par un signe de tête assez vague. Elle était visiblement à bout de forces et venait de se laisser tom- ber dans un fauteuil. — Eh bien! reprit-il, rappelez-vous que, le lendemain du jour où j’aurai eu connaissance de la célébration de votre mariage ou de la fixation d’une date pour cette cérémonie, je me mettrai en route pour aller supprimer votre mari... ou votre fiancé. Il sortit, la laissant affaissée, demi-morte, en proie à la plus désespérante confusion d’idées et au plus épouvantable conflit de sentimens qu’elle eût encore connus. La rage amoureuse des deux hommes qui la poursuivaient, sans répit ni trêve, de leur inéluctable passion, lui apparaissait comme une diabolique fureur. Elle s’était crue aimante, trop aimante. Et voilà qu’elle doutait d’avoir jamais su ce que c’est que d’aimer! — Pourtant, elle le savait mieux que ces hommes, puisqu’ils ne s’inquiétaient pas de ses souffrances et qu’elle s’inquiétait des leurs. Mais ce qui achevait de l’affoler, c’était la perspective de revoir Frantz dès le lendemain, l’obligation de prendre immédiatement un parti, en plein désarroi mental. Aussi l’idée, si familière aux femmes troublées, de gagner du temps, ne tarda-t-elle guère à se faire jour dans son esprit. Elle écrivit à Frantz, le soir même, lui mandant en hâte que, se- couée, sinon brisée, par les émotions qu’elle avait dues à sa vi- site, elle désirait rester seule pendant deux ou trois jours, au moins, pour se remettre, se recueillir et se reposer.