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A cette époque, la forêt de Scissy s’étendait encore comme aux temps celtiques jusqu’au Mons Tumba. L’évêque aimait à s’y rendre seul ou suivi de quelques diacres, pour y lire en paix les Pères de l’Église ou l’Évangile. Sous les hautes chênaies entremêlées de hêtres, où l’on n’entendait d’habitude que le mugissement des aurochs et le cri de chasse ou de guerre des seigneurs franks, on voyait passer l’évêque d’Avranches dans sa longue dalmatique blanche brodée d’or, le front incliné, sa houlette pastorale sur l’épaule. Quelques clercs le suivaient en chantant des litanies ; mais, perdu dans ses pensées, il ne les entendait pas. Il traversait la mystérieuse forêt de bouleaux, où les druidesses suspendaient jadis les petites rotes gauloises, en guise de harpes éoliennes, dont le murmure les plongeait dans le sommeil magnétique. Le peuple, fidèle aux anciennes traditions, continuait à vénérer ces arbres sous le nom d’arbres des fées et y suspendait des guirlandes. Puis Aubert gagnait le Mons Tumba, où des disciples de Colomban avaient déjà élevé des chapelles à saint Etienne et à saint Symphorien. Il renvoyait ensuite les diacres qui l’avaient accompagné et demeurait plusieurs jours dans la grotte de l’Aquilon, passant son temps en lectures et en prières. L’évêque entremêlait ses exercices religieux de longues méditations sur l’état déplorable des peuples de la Gaule, dont les luttes sanguinaires affligeaient son cœur. Il voyait les débuts effrayans de cette race maudite des Mérovingiens qui s’était jetée avec la soif barbare dans la débauche romaine. Temps lugubres ! La prédiction qu’un moine prêtait à la reine Basine, mère de Clovis, une saga païenne, s’était réalisée. Au règne des lions, des léopards et des licornes avait succédé celui des ours et des loups qui s’entre-déchiraient. Maintenant était venu celui des chiens, des rongeurs et des bêtes glapissantes. D’où viendraient l’intelligence, la force, l’unité, le salut du royaume ? Pendant une série de nuits, il fit le même rêve avec de sinistres variantes. Il voyait une barque tendue de noir, comme un grand cercueil, descendre l’un des fleuves de France. Sur cette barque se trouvait un des rois mérovingiens. Tantôt c’était un vieillard émacié de débauches, chargé de chaînes et entouré de spectres horribles qui le maltraitaient. Le malheureux poussait des cris en invoquant saint Denis et saint Martin, mais en vain. Quand la barque atteignait l’océan, une tempête effroyable la balayait, ou bien un volcan sortait de la mer pour la dévorer comme une bouche de feu. Tantôt c’était un jeune homme vigoureux, les mains liées sur le dos, que des mercenaires conduisaient au fond d’un cloître pour le tonsurer. Tantôt il voyait couché dans la barque un bel adolescent mort assassiné, enveloppé de sa longue chevelure blonde et royale, sa