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M. Spencer veut, avec Vico et Auguste Comte, qu’on aille de l’observation sensible à la réflexion, de l’imagination au raisonnement, du simple au complexe ; dans la morale même, il veut qu’on parte d’abord d’un idéal peu élevé, à la portée des enfans ; qu’on n’exige pas d’eux une précocité morale qui aurait des dangers comme la précocité physique, et qui, après des enfans prodiges de vertu, pourrait bien nous donner en définitive des hommes médiocres ou vicieux. Pourquoi donc M. Spencer n’applique-t-il pas sa théorie évolutioniste à l’éducation intellectuelle ? Pourquoi exige-t-il des enfans une précocité scientifique qui aurait bien plus d’inconvéniens que la précocité morale ? Pourquoi ne reconnaît-il pas entre les grandes littératures classiques (particulièrement celles de l’humanité encore jeune) et l’imagination de la jeunesse une certaine harmonie, une « adaptation ? » Si l’enfant doit être initié progressivement aux idées et sentimens de sa race, si ces idées et sentimens sont fixés dans la langue et dans la littérature, il s’ensuit que l’étude des lettres est la grande initiatrice morale et sociale. Comment attendre de l’enfant que, par une évolution entièrement spontanée, il trouve de lui-même les pensées qui sont devenues l’héritage humain et national ? Trouver des idées nouvelles et des sentimens nouveaux, ce n’est rien moins que le propre du génie. Créateur comme la nature, le génie va du fond à la forme, du bouton à la fleur ; l’enfant ne peut qu’aller de la forme au fond pour pénétrer peu à peu les secrets de la vie et de la pensée. Cultiver les lettres avant les sciences, c’est passer précisément de l’imagination et du sentiment au raisonnement, du concret à l’abstrait, des connaissances générales aux connaissances spéciales, de ce qui exerce l’esprit tout entier à ce qui ne l’exerce que partiellement, de ce qui agit sur le cœur et sur le caractère même à ce qui n’agit que sur l’entendement ou sur la mémoire. L’intelligence de l’enfant, au début de son évolution, ne saurait comprendre les abstractions de la science ; ces abstractions, d’ailleurs, produiraient un développement unilatéral de l’esprit et, par conséquent, une déformation. La littérature, au contraire, fournit au jeune homme, pour le développement harmonieux de son esprit, une sorte de pédale ou de basse fondamentale qui ne cessera de résonner au cours de ses études et de sa vie même.

M. Spencer, s’inspirant de Kant et de Schiller, a reconnu entre le sentiment esthétique et le jeu une profonde analogie, parce que tous les deux constituent un exercice facile et désintéressé de nos facultés pour elles-mêmes, sans la tyrannie des besoins matériels. D’autre part, il n’ignore pas et il soutient lui-même que, pour