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pour tous ceux qui peuvent la recevoir et la recevoir en sa plénitude[1].

La première question, c’est de savoir si l’étude de la littérature française est suffisante dans un enseignement secondaire. Or, si nous nous plaçons d’abord au point de vue national, l’expérience nous apprend que ce n’est plus assez, de nos jours, pour une nation qui aspire à être supérieure, d’étudier sa propre langue et sa propre littérature. Cette sorte de monologue national, qui était possible quand la communication des peuples n’était pas universelle, est aujourd’hui impossible : il rétrécit l’esprit et peut, à la fin, le déformer. En fait, ce sont les lettres antiques qui ont été les initiatrices des modernes à l’art, à la science, à la vie civique ; les littératures anglaise et allemande, à leur tour, ont agi l’une sur l’autre et agi sur notre littérature. Comme l’a dit M. Maneuvrier, les littératures modernes n’ont point eu de génération spontanée. Depuis les Grecs, toute grande renaissance littéraire a procédé d’un contact avec une autre littérature, principalement avec la littérature ancienne, et si l’esprit littéraire subsiste dans notre nation, à travers les siècles, c’est grâce à ce contact toujours répété.

D’autre part, au point de vue du développement individuel, l’étude de la langue maternelle n’est suffisante que pour des esprits exceptionnellement doués. L’enseignement secondaire doit se régler sur les moyennes, non sur les exceptions ; or, en moyenne, pour acquérir la culture essentielle aux humanités, l’étude d’une langue autre que la maternelle est le moyen le plus court et le plus sûr. Le Français a l’esprit vif et l’intelligence facile ; mais cette facilité même qu’il a en usant de sa langue maternelle ne lui laisse pas assez le temps de la réflexion. Quand un de nos enfans lit un texte français, à moins qu’il n’ait des facultés de réflexion très rares, son esprit est emporté par le sens général, il glisse sur les détails et sur les nuances. « Qui lit tout d’un trait une page de Pascal ou de Bossuet, a dit M. Rabier devant le conseil supérieur de l’instruction publique, ne la comprend jamais qu’en gros, c’est-à-dire qu’à demi. » Le thème et la version obligent à peser chaque mot, à en préciser la valeur, à en chercher l’équivalent ; il faut, en outre, relever tous les rapports des idées entre elles, des mots entre eux, deviner le sens caché du texte ; enfin il faut transposer le tout d’une langue dans une autre différente, comme

  1. Nous verrons, dans une étude ultérieure, quelle sorte d’enseignement, encore général, mais inférieur à l’enseignement classique et n’ayant plus les mêmes privilèges, devra être fourni à ceux que les nécessités matérielles et professionnelles réclament de bonne heure pour l’industrie, le commerce et l’agriculture.