Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/893

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’esprit de principauté, s’intéressait vivement aux affaires de l’Académie et de l’État, poussée par cette ambition très noble de mettre les hommes capables à leur place, montrant d’ailleurs, ses contemporains l’attestent, plusieurs sortes d’esprit, celui de causer, celui d’observer les événemens, de n’exiger des individus que ce qu’ils peuvent fournir à la société ; son attention était un éloge et son sourire un suffrage, l’entendre parler un véritable enchantement. Sa conversation, dit le duc de Lévis, avait de la vivacité sans emportement ; toujours l’expression propre, point d’exagération, rien d’affecté. La délicatesse de son âme, la grâce de son sexe, servaient de passeport à une logique toute virile, et l’on ne savait, en se rangeant à son opinion, si on était séduit ou convaincu. — Dans les premiers temps de l’assemblée constituante, il lui arriva une aventure assez plaisante. Sans pousser le cri chevaleresque de Mme de Tessé : « Dussé-je y périr, la France aura une constitution, » la princesse voulait des réformes pour empêcher un bouleversement, estimant sans doute que le seul moyen d’éviter une révolution était de la faire en haut. Elle recevait donc et cherchait à grouper le tiers-état autour de Necker. Un soir, au moment où elle ouvrait sa boîte pour prendre du tabac (le tabac à priser était fort à la mode alors), le député Target s’avança et y puisa familièrement une prise. Peindre l’étonnement, l’indignation qu’une telle conduite inspira à Mme de Beauvau serait chose impossible. Louis XIV n’eût pas témoigné plus de surprise, si quelque Dangeau lui eût dit qu’un emploi pouvait sembler préférable à celui de lui faire assidûment sa cour. Comment en effet s’imaginer que les Droits de l’homme s’étendraient jusqu’à prendre du tabac dans la boîte de cette grande dame qui voyait en son mari « un prince auprès duquel les autres étaient peuple ? » Et pour souligner sa déconvenue, quelqu’un remarqua malicieusement : « C’est un effet naturel de l’égalité. »

Epouse et veuve admirable, Mme de Beauvau survécut quatorze ans à cet époux, auquel, jusqu’au dernier soupir, elle voua un culte passionné, dont elle recueillait pieusement les lettres, les pensées, essayant de souffler au marquis de Saint-Lambert son enthousiasme, pour qu’il élevât au prince un monument digne de lui, Saint Lambert, l’ami de Mme d’Houdetot pendant quarante-huit ans, qui prétendait spirituellement qu’elle et lui avaient la vocation de la fidélité, mais qu’il y avait ou malentendu. Et celle-ci, par une superstition touchante, ne manquait jamais, avant de se coucher, de frapper trois fois le parquet de sa pantoufle, en disant à son cher mort qui restait vivant pour elle : Bonsoir, mon ami ! Seulement, Mme d’Houdetot n’est qu’une jolie âme, elle résume toute sa morale dans cette formule : « Jouissez, c’est le bonheur ; faites