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C’était la première fois que de Vair dînait chez les parens de Mireille. Son intérêt était donc grandement surexcité et son observation très aiguisée.

M. et Mme Valtence occupaient une des premières situations à Marseille, autant par leur fortune que par l’honorabilité très ancienne de leurs familles.

Mme Valtence avait été très belle ; cela se voyait encore, bien qu’elle en parlât comme d’une histoire du temps passé. Elle semblait même oublier qu’elle montrait de superbes épaules émergeant de sa robe de velours noir, et que ses yeux de gazelle démentaient, par leur jeunesse victorieuse, les rides légères et les fils d’argent qu’elle dédaignait de dissimuler. Souvent ses regards s’arrêtaient comme une caresse amoureuse sur ses deux filles, tout ce qui lui était resté, car elle avait vu mourir plusieurs enfans ; et cette douloureuse ressouvenance hantait son cœur encore davantage aux jours où triomphait la beauté de ceux qui ne lui avaient point été ravis. Elle avait tout de suite accueilli de Vair comme un ami : lui l’en avait aimée aussitôt.

Toutefois du ménage elle restait la moitié sacrifiée ou tout au moins effacée, et son attitude disait l’humilité de sa soumission envers son mari.

C’était certes un rude homme que M. Valtence, un remueur d’idées, un acharné travailleur, un mâle caractère et aussi un jouteur heureux, sachant mettre la fortune de son bord dans ces luttes du commerce, où sombrent les uns et s’élèvent les autres. Gros et grand, la tête rejetée en arrière, la face colorée, des yeux enfoncés, perçans et scrutateurs, des cheveux gris plantés dru, des favoris arrêtés court, sa personne respirait la force, la rudesse, l’autorité, l’impérieux besoin de commander, d’affirmer sa domination. On le devinait bon, à condition que tout pliât devant lui, en revanche terrible dès qu’on lui résistait. Il avait vécu adulé, craint, obéi. À sa femme il n’avait ménagé ni les cadeaux, ni les voyages, ni luxe d’aucune sorte, mais, en la comblant, il exigeait qu’elle le laissât libre de ses actes et surtout n’entendait jamais la trouver en travers de ses desseins, même de ses caprices, quand, plus jeune, il s’était passé quelques fantaisies, avec la désinvolture d’un pacha et le sans-gêne d’un Marseillais. Qu’elle en eût souffert, cela ne lui était même pas venu à l’idée ; mais, l’eût-il su, qu’il eût passé outre, non par cruauté, rien que pour manifester son omnipotence. Le cœur est un lest que jettent vite les conquérans de tout ordre qui veulent monter très haut.

Très cordial pour le jeune capitaine, lorsque son gendre Marbel le lui avait présenté, il lui avait débité trois ou quatre protestations de chaleureuse amitié, et l’avait oublié. Si de Vair, avec son pressenti-