Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/251

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
247
SACRIFIÉS.

ment d’amoureux, jugeant que le bon vouloir de ce terrible homme était un atout indispensable à la partie qu’il méditait, s’était présenté à différentes reprises au bureau de M. Valtence, toujours il l’avait trouvé pressé, dédaigneux des vaines formules de politesse, très peu causeur, en négociant habitué à ne pas se gêner pour le peuple de courtiers qui l’assiège et qu’il fait vivre.

Cependant M. Valtence, d’un air délibéré, mais avec l’inexpérience de parole de l’homme du monde, avait porté la santé du violoniste en termes quelque peu diffus, où l’on avait surtout démêlé que l’Espagne n’avait plus rien à envier à l’Italie, puisqu’elle possédait son Paganini. À quoi le prince de l’archet avait répondu que son émotion l’empêchait de répondre.

Ensuite, comme d’usage, un froid polaire s’abattit sur l’assistance, puis, non sans peine, les conversations s’amorcèrent à nouveau, chacun n’y allant que du bout des lèvres, les hommes tourmentés par la tyrannie du cigare, les femmes par le besoin de changer de place et aussi par la curiosité du musicien prodige.

Entre hommes, au fumoir, d’emblée les langues furent débridées, les fronts déridés, cela se réchauffa vraiment et l’exubérance méridionale reprit ses droits. La transformation s’était opérée chez tous ces gens, complète et subite. Tant qu’une stricte correction de tenue et de langage, imposée par un cercle de femmes, avait dû être observée, leur esprit, leur gaîté, leur verve étaient demeurés comme cristallisés. Maintenant qu’ils avaient retrouvé la piste du potin commencé au club, qu’ils contaient une drôlerie de café-concert ou refaisaient la statistique de tous les faux ménages de la ville, leur entrain s’était réveillé. Ils apparaissaient sous leur vrai jour, d’un naturel bon enfant, très communicatifs, pleins d’avances pour l’étranger, et réellement amusans avec la réjouissance de leur esprit si alerte, aidé du stimulant de leur mimique et de leur accent.

Le capitaine formulait sur eux son jugement, en décidant qu’il y avait chez tout Marseillais deux incarnations très distinctes : l’homme de bureau peu abordable, en dehors des questions de sésames et d’arachides, et l’homme de cercle toujours prêt à fraterniser sur la note polissonne. Quant à l’homme de foyer, il lui paraissait difficile qu’il put se glisser entre les deux autres, mais il se faisait une si haute opinion de la souplesse, de la malléabilité, de la joyeuse humeur de ce tempérament marseillais, qu’à tout prendre il n’eût point conclu à une impossibilité.

Puis, quand, renversant les rôles, il s’interrogeait sur l’effet qu’il produisait lui-même, il se voyait très raide dans son armure de principes. Sur sa foi religieuse qu’il avait gardée intacte, s’était greffé son culte du drapeau. Son âme était donc bien d’un soldat, pleine de