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SACRIFIÉS.

l’incendie des lustres, dans la dorure des meubles. L’alanguissement des poses légèrement abandonnées, les sourires et coups d’œil courant derrière les éventails, le bruissement des étoffes, le mélange des parfums, caressaient les sens, allumaient le cerveau.

— Voilà bien le monde, tel qu’il passe devant une imagination de vingt ans, pensait de Vair, le monde qui éveille le désir et stimule l’ambition. Ce n’est guère celui que j’ai connu jusqu’ici. Oui, cela ne le ramenait pas du tout aux bals campagnards de sa province, aux soirées compassées et vieillottes de l’ancien faubourg Saint-Germain, où l’avait parfois promené sa mère ; vraiment cela ne lui rappelait rien de déjà vu.

Il avait connu la société qui s’éteint, — ici, il voyait celle qui commence. Elle datait d’hier assurément, cela s’apercevait à bien des nuances ; un peu tapageuse en tout, insuffisamment affinée, nul bagage de traditions, un minimum d’étiquette, les hommes trop distancés par les femmes ; — mais comme elle était vivante et attirante ! Qu’aurait pu lui opposer l’autre, la décrépite ? Ses blasons et ses parchemins ? Cela se fabrique au poids, cela se vend et s’achète, ou mieux encore cela se prend tout simplement. À part ce passé qui vaut son prix, sans doute, mais qui n’est qu’un souvenir, elle n’offrait rien qu’un incommensurable ennui et ses prétentions surannées. Aussi qu’arrivait-il ? Ce qu’elle possédait d’élémens jeunes l’avait désertée et était venu mendier le mouvement et la vie à ce monde nouveau, où la richesse seule donne droit de cité. Cela disait-il assez son état moribond ? Encore quelques années, ce qui fut une puissance, il y a un siècle, l’ancienne société française sera allée rejoindre au néant tous ces brimborions de l’invention humaine, qui n’avaient rien à voir avec la marche ascendante de l’humanité.

Cela pouvait-il se passer autrement ? Non ; depuis qu’il raisonnait, tout le lui criait qu’il assistait à la fin d’un monde et à l’aurore d’un autre. Lui le comprenait certes par surabondance, lui, à son début, et devant qui s’ouvraient encore tous les chemins de la vie. Mais les autres, ceux sur le déclin, enfoncés dans leur voie jusqu’à la tombe, tout ce passé auquel ils s’étaient consacrés, au risque d’annihiler leur présent, ne leur commandait-il pas de repousser les raisonnemens, l’évidence même, qui s’acharnaient à leur démontrer leur prochaine et rapide disparition ? Aujourd’hui pourtant l’heure était venue d’ouvrir les yeux à ses parens, il le fallait, quelque incertain que parût le succès. Il était nécessaire qu’ils comprissent qu’une caste n’a aucun droit à subsister, aucun droit à enfermer les siens, quand elle n’a plus de rôle dans la nation, que c’était bon au temps où la noblesse française tenait seule l’épée de la France, tandis qu’actuellement le