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SACRIFIÉS.

gamins rôdent sournoisement au pied de la butte avec l’idée de lui voler un peu du plomb qu’elle recèle.

Pourtant le capitaine est resté : il a gagné les rochers, là où la mer vient battre sous la terrasse du château de l’Empereur, et il attend…

Le mouvement des barques est grand dans le vieux port… Elles se croisent, se dépassent, s’arrêtent ou se sauvent effarées devant un gros remorqueur qui halète rageusement en prenant son élan. Enfin, l’une se détache : elle vient, ce n’est pas douteux, elle a mis le cap sur le Pharo ; un moment on aurait pu croire qu’elle voulait passer sous la batterie de côte, aux lourds canons de 24, mais elle a vraisemblablement reconnu que l’abordage serait meilleur au fond de la petite baie ; elle se jette à présent sur bâbord, et la voilà tout près. Malgré le tendelet qui lui dérobe ceux qu’il attend, le capitaine a deviné leur présence, car il descend en hâte à travers les rochers ; et, avant même que la barque n’accoste, il saute dedans, la repoussant ainsi de terre.

Au moment d’aller heurter de front la volonté des siens dans un choc suprême, de Vair avait voulu, une dernière fois, voir Mireille, et Mme Marbel avait consenti à prêter son égide à ce rendez-vous d’adieu sur la barque l’Étoile de la mer.

C’est un bel après-midi d’hiver qui finit : la mer boit le bleu du ciel, la ville la pourpre du soleil ; tout éclate, flamboie, resplendit au port dans une chaude couleur orientale. Devant l’éblouissante vision, le vieux marin, avec son sens artistique, a replié le tendelet, et la barque se noie tout entière dans l’embrasement général.

Les fenêtres du château de l’Empereur reflètent un incendie ; le phare Sainte-Marie se dresse comme un minaret de mosquée entre les ports de la Joliette et des Anglais. Dans son armure d’or, du haut de sa flèche byzantine, assise sur le piédestal de sa montagne grise, Notre-Dame-de-la-Garde domine la scène, éternel appel de la cité aux protections divines.

Le vieux port ouvre sa passe, entre le fort Saint-Nicolas, aux bastions aigus incrustés dans une assise de roc blanchâtre, et le fort Saint-Jean, dont le donjon crénelé et les vieilles tours, sous leur calotte sphérique, gardent une allure de chevalerie.

Là, proche, presque à raser le bordage, dort une barque italienne, une barque de pêche d’un rouge vieillot, montée par un nègre et deux blancs, vêtus de bardes brunes lavées par le soleil, les jambes nues et le béret enfoncé, qui surveillent les lièges de leurs filets barrant la mer jaspée.

Assise contre le mât, Mireille pense à l’absence prochaine :

— Sera-ce long ? interroge-t-elle anxieuse.