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Elle ignore l’injure du refus formel dont elle a été l’objet ; Jean ne lui a parlé que de difficultés à aplanir, d’arrangemens à prendre, d’explications à donner verbalement. Pourquoi craindrait-elle ? Cela lui semble si parfaitement naturel qu’il soit à elle et elle à lui, puisqu’ils s’aiment ! Où prendrait-elle de n’avoir pas confiance en l’avenir ? N’est-elle pas belle, riche, en ce moment la première, la plus fêtée des jeunes filles de Marseille dont la main soit à obtenir ? Elle regarde, les yeux perdus dans l’apothéose dont le soleil couchant enveloppe sa ville natale, sa main abandonnée à Jean. Lui, respectant cette quiétude, garde pour lui sa peine.

11 explique que ce voyage était nécessaire, qu’il n’avait jamais cru l’éviter, que sa présence déciderait ce que ses lettres n’avaient pu obtenir ; il montre ses parens très retirés dans leur manoir breton, naturellement ennemis de tout ce qui sort du cadre de leurs combinaisons ordinaires, et, par suite, pris de crainte devant un inconnu qu’ils ne réussissent pas à déchiffrer ; son père âgé, attristé de tout ce qui doit éloigner son enfant unique du foyer familial, à idées arrêtées, faisant grise mine à celles qu’il n’a pas eues le premier, à principes un peu vieillis, conséquemment querellant son siècle sur toute nouveauté, et surtout fourmillant d’objections lorsqu’une innovation paraît menacer son existence.

Il s’exprime sans embarras, posément, très rassurant dans toutes ses raisons ; il se fait très persuasif. Refoulant la sombre perspective des luttes qui l’attendent, il ne songe qu’à faire rentrer le calme dans l’âme de Mireille, à dissiper les soupçons entrevus chez Mme Marbel.

Peu à peu, cependant, le charme pénétrant de cette minute délicieuse engourdit la blessure de son cœur. Mireille est près de lui, frileusement serrée dans sa fourrure, à présent droite contre le mât, ses cheveux d’or pleins de soleil, et comme nimbée de rayons, reportant sur lui ses yeux profonds, après les avoir remplis du saisissant spectacle de ce coucher du jour, ses yeux tour à tour humides d’admiration et d’émotion.

La barque, maintenant, range le vieux chaland du gardien de la passe, et Marseille, de sa ceinture de hautes maisons, borne partout l’horizon. Le bloc compact du quartier Saint-Jean, à peine fendu de ruelles montueuses, avec ses maisons tellement pressées les unes contre les autres qu’elles se contentent parfois d’une seule fenêtre de façade, raconte le passé de la grande cité. Là est le vieil hôtel de ville, à peine reconnaissable à l’architecture de ses fenêtres, prisonnier des misérables bâtisses qui l’entourent. Le Calvaire apparaît avec son clocher massif, tout écrasé sur la base ; on dirait d’une tour de guerre qui, les Sarrasins partis, se serait