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cette raison. Elle ne saurait donc, nous l’avons remarqué, servir de condition aléatoire à aucun pari imposé à l’homme dans le règlement de sa vie. Il est certain, cependant, que nous sommes tous engagés dans un pari forcé, où notre conduite prend parti malgré nous, et c’est ce que Pascal a bien senti. Seulement la condition aléatoire y est non l’existence du divin, mais ce que nous ignorons de son essence. Qu’il existe dans le tout quelque chose en soi et par soi, expliquant le reste, il ne nous est pas donné d’en pouvoir douter ; mais nous ne possédons aucune connaissance certaine des relations du monde phénoménal, du contingent avec ce fond nécessaire; nous ne savons même pas si le monde phénoménal, dont nous faisons partie, est contingent. Spinoza ne le conçoit que nécessaire comme sa cause, et les métaphysiciens sont partagés à l’infini sur cette question. S’il était prouvé, comme nous inclinons à le croire, que les émotions esthétiques et la voix de la conscience morale (le remords et la satisfaction du devoir accompli) fussent révélatrices du divin, ces révélations témoigneraient que le beau et le devoir ont une racine réelle dans l’absolu ; elles serviraient à la connaissance de ce que nous cherchons, à savoir du lien qui rattache l’homme au divin. Mais cette preuve n’a jamais été faite avec une solidité capable de forcer l’adhésion de tous les esprits, et les relations de la nature humaine avec le divin sont, par suite, encore indéterminées. Tous ceux que leur tempérament psychique n’a pas prédisposés à l’acceptation des doctrines traditionnelles et dont l’éducation n’a pas entamé l’indépendance intellectuelle et morale sont donc mis en demeure de se former leurs convictions eux-mêmes. La plupart renoncent à critiquer leur religion spontanée ; ils sont honnêtes par penchant, comme les artistes sont musiciens, peintres ou sculpteurs par aptitude; ils croient au divin par aspiration, comme ceux-ci. Le loisir ou la puissance cérébrale leur manque pour se confirmer dans leur foi innée par un examen réfléchi de leurs principes. Beaucoup d’autres laissent leurs appétits et leurs passions gouverner leur vie au mépris de leur sentiment du beau et du bien. Enfin, ceux, en petit nombre, qui veulent et peuvent critiquer l’objectivité de leurs aspirations et des sentimens qui règlent leurs mœurs, rencontrent dans cette entreprise des difficultés invincibles, et n’arrivent qu’à des inductions, des hypothèses ou des systèmes contestables et tous divergens. Cependant tous ces hommes vivent et agissent comme s’ils étaient en possession de maximes démontrées, avant d’en avoir établi aucune inébranlablement, et comme s’ils étaient fixés sur la nature du divin, qui est peut-être justicier, peut-être indifférent à l’agitation humaine, agitation nécessaire comme lui, bien qu’en apparence contingente et fibre. Cette situation est celle de parieurs forcés qui jouent