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la lèpre maladive des monumens d’Uskup. L’Islam est ici chez lui, au milieu des couleurs vives et gaies, où domine la chanson du vert sur le blanc : vert sombre sur les entablemens et les corniches, sur le portique de bois, blancheur mate et douce des murs intérieurs ; verdure mouvante et diaphane du grand platane qui ombrage la fontaine aux ablutions ; joyeux murmure de l’eau dans la vasque immense, sous les renflemens et les trèfles d’une armature en fer forgé. Les fidèles arrivent. Par tous les robinets de la fontaine, l’eau lustrale coule à flots. C’est un ruissellement continu sur les figures bronzées, sur les mains calleuses, sur les pieds durcis. Riches, pauvres, jeunes, vieux, ils y vont tous et sérieusement, à grande eau, non par métaphore et pour accomplir un rite. D’ailleurs, aucune distinction de classe ni d’âge : voici des jeunes gens qu’on prendrait pour de hardis sacripans, s’ils ne remplissaient si bien leurs devoirs religieux ; puis des vieillards à barbe de bouc, aux traits creusés, à la démarche lente ; de longues figures ovales, des yeux à fleur de tête, des crânes presque entièrement rasés ; des visages de marchands placides, blêmis par la boutique ; des portefaix cuits et recuits par le soleil, portant leur ceinture nouée autour de leur tête ; des begs à la tournure indolente, à la mine fière ; de jeunes muftis en robe noire, reconnaissables à la finesse et à la correction de leur turban.

Tous ces vrais croyans ne semblent pas s’apercevoir de notre présence. On m’assure qu’ils seraient moins endurans si quelque chrétien du pays pénétrait dans la mosquée. Ils ne seraient pas gens à se laisser braver par leurs anciens esclaves. C’est avec ceux-là qu’ils aimeraient en découdre. Quant à nous, sommes-nous même des chrétiens pour eux ? Avons-nous supporté trois ou quatre siècles de schlague plutôt que de passer au croissant ? Connaissons-nous cette foi robuste qui enfonce la croyance dans la chair au point de la confondre avec le souffle qui nous anime ? Non, nous ne sommes pas du bois dont on fait les fanatiques. Nos « convictions, » comme dirait M. Prudhomme, succomberaient à la première saignée. Pour les musulmans, nous sommes des êtres incompréhensibles, des habitans de la lune. Et s’ils passent devant nous sans nous regarder, je crois qu’il entre beaucoup de mépris dans leur indifférence.

En un clin d’œil, toute cette foule s’engouffre dans la mosquée ou s’aligne sous le portique. Toute différence de visage, de rang, de richesse disparaît. C’est une file de des inégaux, de culottes pendantes, qui seules trahissent l’âge ou la condition de leurs propriétaires. Il en est de superbes et de bouffantes, d’autres loqueteuses et mélancoliques, de pleines et de vides, de neuves