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avait été le défenseur et L’interprète. Rien n’échappait à sa malicieuse observation, ni la confiance un peu enfantine du vieux maréchal, heureux d’être reçu dans un palais comme dans sa famille et regardant comme gagné tout le terrain qu’il avait cédé lui-même, ni les épanchemens du père et du fils se félicitant mutuellement du succès dû à leur complaisance et qu’ils croyaient acquis par leur habileté ; tout était noté au passage, dans des lettres particulières à d’Argenson, et on a vu comment le mordant évêque savait peindre. À ces révélations qui ne lui apprenaient rien, d’Argenson répondait en soupirant : « Je vois que je suis bien mal voulu là où vous êtes : nous aurions encore plus raison du roi de Sardaigne, si nous voulions ; mais il y a maintenant trop d’Autrichiens en Italie, et l’exécution du plan inestimable de chasser les Allemands d’Italie demanderait trop d’efforts. »

Ainsi chaque courrier parti de Madrid emportait deux correspondances occultes : l’une adressée au roi et l’autre au ministre, l’une et l’autre commentant en sens divers la correspondance officielle. Si, par une mesure qui n’eût été qu’un acte de légitime défense, d’Argenson se crut parfois en droit de faire part au souverain de ce qu’il apprenait ainsi par une voie secrète, ce rapprochement put procurer à Louis XV un divertissement bien propre à développer chez lui le goût qu’il avait déjà, je l’ai dit, pour ces manèges clandestins[1].

Restait à savoir des deux procèdes quel était le meilleur et si, en prenant le ménage royal par la douceur, Noailles arriverait à la rendre plus accommodant et à en tirer un meilleur parti que d’Argenson n’y avait réussi de haute lutte et par la force. Le but de la mission extraordinaire était double. Il fallait d’abord faire adopter un plan de campagne plus raisonnable, moins incohérent, moins

  1. Vauréal à d’Argenson, 30 mars, 16 juin. 1746. — La pointure satirique de la conduite du maréchal de Noailles se trouve dans les lettres particulières de l’ambassadeur ordinaire au ministre, et aussi dans une relation ad hoc, rédigée par Vauréal après le départ de Noailles et qu’il avait laissée dans ses papiers. Par un hasard assez étrange, cette relation passa vingt ans après sous les yeux du comte de Noailles qui avait survécu à son père et était en voie de devenir maréchal comme lui. Le comte, très offensé de ce récit, crut devoir mettre en marge des notes rectificatives, où il conteste plus d’un des actes ou des propos prêtés à son père par Vauréal. Parmi les traits qu’il relève le plus vivement et qui semblent l’avoir le plus choqué, est cette qualification de bonne femme que le maréchal était censé avoir donnée à une princesse dont le mauvais caractère était resté légendaire dans la diplomatie européenne. (Mémoires de Vauréal sur la mission du maréchal de Noailles, 27 juin 1746 ; (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Si d’Argenson dit vrai dans ses Mémoires, au lieu de deux correspondances secrètes parties de Madrid à cette époque, il ne tint qu’à lui qu’il y en eût trois. Un employé supérieur de son ministère, Bussy, emmené par Noailles pour l’aider dans sa mission, lui offrit de le tenir au courant de tout ce que ferait le maréchal. D’Argenson s’y refusa, dit-il, avec indignation.