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est positivement établie. A l’aide de la monnaie, les prix, comme les valeurs, se comparent aisément, car ils sont ainsi nettement déterminés et portent le même dénominateur. Mais si le prix repose sur la valeur, et la valeur sur l’appréciation d’un ou de plusieurs hommes, il ne faudrait pas croire que cette appréciation soit arbitraire ; elle constitue le plus souvent un véritable jugement motivé, du moins il y a des motifs qui se présentent à l’esprit de tout le monde. Tels sont, par exemple, les frais de production, la rareté relative, sans compter les motifs variés qui se rattachent, tantôt à la nature de l’individu qui évalue, tantôt à celle de l’objet à évaluer, tantôt encore à des inspirations sociales ; il y a donc toujours des motifs. C’est cette raison qui empêche tant de grèves de réussir. La plupart des grévistes demandent l’élévation des salaires, et comme les salaires influent sur les prix, l’entrepreneur craint que, s’il élève ses prix, la plupart des acheteurs se retirent, et il refuse. On pressent que le prix est encore moins arbitraire que la valeur.

Il ne sera pas difficile de montrer que les prix sont soumis à des lois ; il suffira d’en rappeler une qui est vraiment « d’airain, » c’est celle de la rareté et de l’abondance. Personne n’ignore cette loi, on la voit si souvent en action qu’il est impossible de la nier. Nous appellerons plutôt l’attention sur une autre loi moins connue, qui a été énoncée ainsi sous forme de paradoxe : « Ce n’est pas par ses recettes que l’homme s’enrichit, mais par ses dépenses[1]. » On comprend que c’était une manière de conseiller l’économie. Personne n’est en état d’augmenter ses recettes à volonté ; mais chacun peut plus ou moins restreindre ses dépenses. De plus, il peut y avoir des recettes apparentes, mais toutes les dépenses sont bien réelles. Pendant l’exposition de 1889 on a augmenté les salaires des employés de 10 pour 100 ; c’était pour eux une recette supplémentaire, mais leur position ne s’en est améliorée qu’en apparence, car toutes les denrées avaient renchéri en proportion. C’est surtout aux ouvriers que le conseil s’adresse, parce qu’il y a, sous un certain rapport, entre les travailleurs manuels une solidarité plus étroite qu’entre les autres classes de la société. Supposons qu’une catégorie d’ouvriers, mettons des cordonniers, aient obtenu un accroissement de salaire ; tant qu’ils seront seuls ou presque seuls dans ce cas, ils jouiront de cet avantage ; mais dès que plusieurs autres corps de métier auront eu le même succès, et surtout quand tous les salaires auront été élevés, ce qui ne peut

  1. Voici une variante de la même pensée : ce n’est pas tant la hausse des salaires que la baisse du prix des objets de consommation qui améliore la situation des travailleurs.