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suivre l’ennemi pour profiter de la victoire, comme les troupes s’éloignent par leur marche et que souvent les convois ne sont pas à portée de suivre parce qu’ils sont en route pour retourner au chargement ou qu’ils chargent, l’armée sera forcée de s’arrêter, et l’on perd souvent, par cette raison, les fruits avantageux d’une grande action. On a peu d’exemples en France qu’on ait profité d’une bataille gagnée, et si l’on examine quels en ont été les motifs (et, à la vérité, quelquefois le prétexte), on trouvera qu’on l’a principalement attribué au défaut de pain. Un intendant doit continuellement réfléchir sur la position des armées et supposer les différens événemens qui peuvent arriver, et ce qu’il y aurait à faire pour les subsistances dans chacune des suppositions : c’est précisément là ce qu’il y a de plus difficile à la guerre, mais ce n’est qu’en s’en occupant qu’on parvient à s’instruire. »

C’était là, assurément, une manière très élevée de concevoir les devoirs de l’intendance, mais on voit clairement la conséquence. Puisque, pour bien faire son métier, l’intendant doit tout prévoir, le plus court est de lui faire tout savoir et, de là, il n’y a qu’un pas à prendre sur tout son avis. Aussi, c’est bien ainsi que Duvernay l’entendait ; mais pour faire accepter un droit de contrôle si étendu (comme la suite des faits fera voir qu’en plus d’une occasion il y réussit), tous les talens du monde n’auraient pas suffi. Il fallait y joindre l’influence dominante de l’argent sur un gouvernement qui en avait besoin, et c’était ce ressort principal dont les deux frères Paris avaient trouvé moyen de se réserver, entre eux deux et à peu près à eux seuls, la disposition. Par les fonctions mêmes de son office, Paris de Montmartel était chargé de pourvoir au mouvement des fonds, ce service important auquel font face aujourd’hui les comptes-courans de la Banque et ceux des trésoriers-payeurs-généraux. Suivant qu’il ouvrait avec plus ou moins de libéralité sa caisse (par des avances toujours largement rétribuées), le trésor de l’armée se trouvait aussi rempli avec plus ou moins d’abondance ou de facilité. Duvernay, lui-même, ne refusait pas de mettre en dehors des millions de sa propre fortune pour assurer la substance de l’armée dans des momens critiques où le succès d’une opération qu’il avait connue et approuvée était en question. De là l’extrême importance que tous les généraux mettaient à vivre en bons rapports avec lui et à ne pas faire un pas sans s’être assuré de son concours. De là aussi le prix, non moins grand, que tous les ministres attachaient à ne confier les commandemens qu’à ceux qui savaient se ménager cette précieuse amitié ; si on eût imprudemment froissé celui qui tenait à certains jours le nerf de la guerre entre ses mains, il aurait pu mettre tout le monde