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et même en dehors de ce conseil, avait chance d’être l’un des hommes les moins ignorans et les moins ineptes de la commune. Aujourd’hui, c’est par accident et rencontre que, dans quelques provinces et dans certaines communes, un noble ou un bourgeois peut devenir conseiller municipal et maire ; encore faut-il qu’il soit enfant du pays, établi depuis longtemps, résident et populaire. Partout ailleurs la majorité numérique, étant souveraine, tend à prendre ses élus dans sa moyenne : au village, c’est la moyenne de l’intelligence rurale ; et le plus souvent, au village, un conseil municipal, aussi borné que ses électeurs, nomme un maire aussi borné que lui. Voilà désormais les représentans et gérans de l’intérêt communal ; sauf quand ils sont atteints eux-mêmes et directement dans leur intérêt personnel et sensible, leur inertie n’a d’égale que leur incapacité[1].

À ces paralytiques et aveugles-nés on apporte, quatre fois par an, une liasse de papiers savans élaborés dans les bureaux de la préfecture, de grandes feuilles divisées de haut en bas par colonnes, divisées de gauche à droite en alinéas, couvertes de textes imprimés et de chiffres manuscrits : détail de la recette et détail de la dépense, centimes généraux, centimes spéciaux, centimes obligatoires, centimes facultatifs, centimes ordinaires, centimes extraordinaires, leur provenance et leur emploi ; budget préalable, budget définitif, budget rectificatif, avec l’indication des lois, règlemens et décisions visées par chaque article ; bref, un tableau méthodique, le mieux spécifié et le plus instructif pour un légiste et pour un comptable, mais un simple grimoire pour des paysans dont la plupart savent tout au plus signer leur nom, et qu’on voit le dimanche, devant le cadre aux affiches, épeler péniblement le Journal officiel, dont les phrases abstraites passent hors de leur portée, très haut par-dessus leur tête, comme un vol aérien et fugitif, comme un pêle-mêle bruissant de formes inconnues et vagues. Tour les guider dans la vie collective, bien plus difficile que la vie individuelle, il leur faudrait le guide qu’ils prennent dans les cas difficiles de la vie individuelle, un homme de loi et d’affaires, un conseiller compétent et qualifié, capable de comprendre les papiers de la préfecture, assis à côté d’eux pour leur expliquer leur budget, leurs droits et les limites de leurs droits, les moyens financiers, les expédiens légaux, les conséquences d’un acte, pour rédiger leurs délibérations, faire leurs comptes, tenir à jour leurs écritures, suivre leurs affaires au chef-lieu, à travers la série des formalités et la filière des bureaux ; bref, un homme de confiance choisi par eux et pourvu de la capacité technique. — En Savoie,

  1. Voir Paul Leroy-Beaulieu, l’État moderne et ses fonctions, p. 169.