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traditions orales et écrites, de faits anciens et récens. Dans cette diversité si complexe, il démêle un fait principal, une idée à laquelle tout le reste va se subordonner, celle de la lutte entre les Grecs et les Barbares depuis Crésus jusqu’à Xerxès. Par là, pour la première fois, il fait vraiment œuvre d’artiste : d’une matière informe, il tire une image vivante ; au lieu d’une chronique et d’une compilation, il compose une histoire. Entre la manière d’Hérodote et celle de ces prédécesseurs, il y a une différence analogue à celle qu’Aristote signale finement entre la composition de l’Iliade et de l’Odyssée, fondée sur une idée dramatique essentielle, et celle de toutes les Héracléides, Théséides et Perséides, dont l’unité ne consistait que dans la continuité d’une seule vie. Chez Hérodote, il y a une action ; chez ses prédécesseurs, il n’y en avait pas.

Mais cette action, d’autre part, se développe sans hâte et sans rigueur. Elle ne court pas vers le dénoûment, comme il arrive dans le drame : elle s’y achemine avec lenteur et liberté, à travers les épisodes et les digressions, comme une épopée. C’est encore une remarque d’Aristote que l’épopée, à la différence du drame, admet et aime les développemens épisodiques : l’Odyssée, après une vive entrée en matière (in médias res), revient en arrière par de longs récits rétrospectifs, enchaîne les aventures les unes aux autres et ne reprend que fort tard son cours direct et plus rapide. Hérodote fait de même : sa composition est aussi souple que solide. Le but est marqué d’avance, mais on y va d’une allure capricieuse, parmi toutes sortes de flâneries entremêlées et de curiosités incidentes. Lui-même a pleine conscience de cette liberté conteuse et pourtant réglée. Quand il s’écarte de son sujet (si bion défini au début de son livre), il ne l’ignore pas ; car il en convient expressément à plusieurs reprises, et, de même, il dit ensuite qu’il y revient. — « Mon récit, dès l’abord, s’est complu aux digressions. » — « Cette histoire est une digression, » dit-il ailleurs. Et sans cesse : — « Je reviens à mon propos. » — Il sait à merveille qu’il s’écarte, mais il ne s’en fait aucun scrupule. C’est surtout la dialectique oratoire et le drame qui ont créé dans les esprits le besoin de la logique rapide et rigoureuse : Hérodote s’en passe le mieux du monde. Il la remplace par une curiosité naïve, facilement amusée et amusante. C’est un conteur, plus voisin des vieux aèdes que des orateurs.

Le premier livre est un exemple achevé de cet art si capricieux en apparence et cependant attentif à ne jamais s’égarer tout à fait. Tout d’abord, une phrase indique le sujet : la lutte des Grecs et des Barbares. Suit une prétention, déjà un peu longue, sur les causes légendaires de cette lutte : on se croit perdu presque avant de s’être mis en route ; mais, tout à coup, on se retrouve : Hérodote a ressaisi vivement son sujet et le détermine : le vrai début