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soit anciens, soit modernes. Pour écrire Lacroix les Grecs écrivent Lakroa, pour Benoit, Mpénoa ; dans l’antiquité ils écrivaient Ouirgilios pour le nom de Virgile, Sandrakoltos pour celui que nous écrivons nous-mêmes, faute de mieux, Tchandragoupta. Les Anglais en cela sont égalés par les Hellènes de tous les temps. Leur incapacité, disons l’incapacité de tous les alphabets connus à se représenter les uns les autres se résout dans le problème d’une « caractéristique universelle, » problème qui est bien loin encore de sa solution.

On voit par ce qui précède que la plus sûre, la seule manière de connaître la prononciation du grec, c’est, en écartant toute fantaisie, de la chercher dans la tradition. Si le système érasmien était vrai, il faudrait au contraire rejeter d’abord la tradition, avec laquelle il a rompu ouvertement. Et puisque la tradition est notre point d’appui le plus ferme, il faudrait tout abandonner au hasard et tomber dans un pur scepticisme. Chacun dès lors devient libre de prononcer l’ancien grec selon son caprice : si ei est prononcé par vous, parce qu’il vous plaît de le prononcer , je puis sans autre raison le prononcer comme les Allemands, ou lui donner tout autre son qu’il me plaira. Dès l’instant où nous sortons de la tradition nationale, nous ne devons plus de comptes à personne, même aux mânes de l’érudit de Rotterdam. Au contraire, en prenant la tradition pour base, nous pouvons examiner tour à tour chacun des élémens de la langue et le suivre en remontant le cours des années depuis nos jours jusqu’aux anciens temps : c’est la méthode historique. Elle nous conduit, par une chaîne non interrompue, d’abord jusqu’à la réforme d’Euclide et même jusqu’au temps des guerres médiques et à la révolte de l’Ionie en 504. Au-delà de cette époque, les documens se font de plus en plus rares ; on entre dans la période homérique, où l’orthographe était flottante et où les formes mêmes des mots n’étaient point fixées. Le grec ou pour mieux dire ses dialectes, encore voisins de leur origine, n’avaient pas parcouru toute cette phase d’altération où les idiomes particuliers des peuples se détachent de la langue mère pour acquérir une existence en quelque sorte personnelle. On comprend que dans ces conditions la prononciation n’était pas fixe, et que la variété des orthographes dans l’Iliade doit répondre à des différences de son ou d’articulation dans les mots : mais quelle était cette prononciation ? On voit écrit tantôt argyroû, tantôt argyreoio ; sait-on si dans le langage parlé ces quatre voyelles accumulées s’énonçaient séparément à la façon érasmienne, ou s’il n’y avait pas dès cette époque une fusion qui leur donnait une autre valeur ? Dans cette ignorance où nous sommes, en présence de cette instabilité d’une langue en voie de formation, on ne saurait chercher la