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curiosité du lecteur étant trop grossiers, l’artifice trop vulgaire, le drame à la fois trop invraisemblable et trop sanglant, — comme dans Cleveland ou comme dans les Mémoires d’un homme de qualité. Quant à imiter fidèlement la vie ; quant à discerner, pour les mettre au jour, les mobiles secrets des actions des hommes ; quant à nous faire avancer dans la connaissance de nous-mêmes ; quant à observer seulement les mœurs de leur temps, c’est le moindre souci de Prévost ou de Voltaire lui-même. Le roman, au XVIIIe siècle, est considéré comme un genre inférieur parce qu’il ne se propose pas d’ambition plus haute que d’amuser le lecteur, parce qu’on n’écrit point de roman quand on veut s’assurer le suffrage des vrais juges, et aussi — pour tout dire — parce qu’il est, en ce temps-là, le refuge et la ressource de tous les gens de lettres besogneux.

Si cette petite raison, bien mesquine sans doute, n’avait pas moins contribué que les autres à faire mépriser ou dédaigner le roman, il ne faudrait pas s’en étonner. Au XVIIIe siècle, comme au XVIIIe, quand on n’était pas capable des grands emplois de la littérature, si je puis ainsi dire, et qu’il fallait vivre cependant de sa plume, on se mettait « aux gages des libraires », — c’était l’expression consacrée, — on compilait des Dictionnaires, on rédigeait des Mémoires apocryphes, ou l’on écrivait des romans. Le Sage lui-même a fait ainsi toute sorte de besognes, le malheureux Prévost toute espèce de métiers ; et encore je ne dis rien d’un Courtilz de Sandras, l’auteur des Mémoires de M. d’Artagnan, ou des fabricateurs de romans indécens et obscènes. Si peut-être on ignorait ce que le XVIIIe siècle en a produit, je ne veux point en donner les titres ni seulement en nommer les auteurs. Mais, naturellement, la déconsidération des auteurs de romans avait rejailli sur le genre lui-même. A peine osait-on s’avouer romancier. Voyez plutôt la façon dont Voltaire parle toujours de son Candide, et lisez la préface de la Nouvelle Héloïse. Parce que les romanciers en général, depuis La Calprenède jusqu’à l’abbé Prévost, n’avaient guère été que des aventuriers de lettres, — ou des aventurières, depuis Mme de Villedieu jusqu’à la plupart de celles dont on trouvera les noms dans la Correspondance de Grimm, — c’était devenu comme une occupation quasi-servile que d’écrire ou plutôt de brocher des romans.

C’est ce qui explique l’intérêt que Mme de Staël, à plus d’une reprise, — dans son Essai sur les fictions, dans la préface de la première édition de Delphine, dans ses Réflexions sur le but moral de Delphine, — semble avoir mis à se justifier d’écrire des romans. En vérité, l’on dirait qu’elle en rougit un peu, comme d’une manie bien singulière pour la femme d’un ambassadeur et pour la fille d’un ministre d’État. Mais, d’un autre côté, comme en en rougissant elle ne les a pas moins écrits et signés, c’est ce qui explique aussi ce que le succès de Delphine, et surtout celui de Corinne, ont fait pour relever d’abord et pour accroître ensuite la