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dignité du genre. En composant des romans, et des romans à succès, Mme de Staël, presque la première, a égalé le roman, dans les premières années de ce siècle, à la tragédie même, le plus noble de tous les genres ; et, à cet égard, on doit dire que tous les romanciers lui sont quelque peu redevables, jusque dans le temps où nous sommes, du nombre de leurs éditions, de la popularité de leur nom, et de l’honorabilité de leur vie.

Ils lui sont sans doute encore plus redevables, en y mettant ce qu’elle y a mis, d’avoir fait entrer, si l’on peut ainsi dire, le roman dans la littérature. J’entends par là que si, d’ailleurs, Delphine ou Corinne même me paraissent encore assez éloignées de la perfection de leur genre, cependant on peut dire qu’après Corinne et qu’après Delphine le genre est désormais constitué. L’intérêt en est mis où il doit être : dans une imitation de la vie, qui l’explique ou qui l’interprète ; et l’agrément en est fait de ce qui doit le faire : la peinture des caractères, la finesse ou la profondeur de l’observation, et les réflexions qu’ils suggèrent. J’ai tâché de montrer qu’en éveillant l’attention sur la condition sociale de la femme, Mme de Staël avait comme inspiré les romans de George Sand. On a vu plus haut qu’elle avait eu le pressentiment de ce que le roman pourrait devenir un jour entre les mains d’un Balzac. Ou plutôt ne faut-il pas dire qu’elle en indiquait le programme quand elle appelait de ses vœux un « nouveau Richardson » qui, laissant là « ce sentiment si facile à peindre et si aisément intéressant par ce qu’il rappelle aux femmes, » peindrait les autres passions de l’homme ; qui « développerait en entier leurs progrès et leurs conséquences ; » qui ne demanderait enfin son succès « qu’à la vérité des caractères, à la force des contrastes, à l’énergie des situations ? » Et si je rappelle après cela que personne peut-être, pas même Dickens ou George Eliot, n’a mieux parlé qu’elle de « cette sympathie pour la douleur qui est le véritable lien des êtres mortels entre eux, » ne conviendra-t-on pas qu’étant l’auteur de Delphine et de Corinne, elle a eu de plus l’honneur ou la gloire d’ouvrir au roman contemporain les deux ou trois directions principales entre lesquelles il s’est partagé ?

Je ne veux pas insister sur ce qu’il y a d’autres mérites encore, mais moins personnels et moins originaux, dans les romans de Mme de Staël. Avant de terminer, il me faut cependant rappeler cette abondance de vues et d’idées, souvent paradoxales, mais toujours ingénieuses et toujours amusantes, qui est l’un des traits de son talent, si même elle n’en doit faire la définition. Mme de Staël a des clartés de tout, des clartés imprévues et soudaines ; et je sais bien, puisque je l’ai dit à propos de Corinne, que ce sont souvent des clartés un peu superficielles, mais enfin elles brillent et elles éclairent. Elle en a d’autres, on le sait, et de tout à fait lumineuses, et de fixes, si je puis ainsi dire, sur ce qu’elle a