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lui--. C’est notre histoire ; ce sera, si on n’y prend garde, de plus en plus notre histoire !

Évidemment, c’est bien entendu, on ne peut désormais détourner les yeux de ce mouvement ouvrier qui s’étend chaque jour, qui est comme la loi du temps. C’est le premier devoir des assemblées et des gouvernemens de s’occuper sans cesse des nécessités et des misères du travail, de mettre l’équité là où elle n’est pas encore, d’introduire la justice et l’humanité dans les rapports des hommes, d’assurer la liberté, les droits, les intérêts de ceux qui vivent de leur industrie. On le sait bien puisqu’on ne cesse de faire des lois protectrices, bienveillantes, ou, si l’on veut, simplement équitables, et qu’on en prépare encore ; mais ce serait certainement le plus redoutable danger de confondre ce qui est légitime et ce qui ne serait ni juste ni possible, de rester dans un vague favorable à toutes les entreprises de faction, de créer pour ainsi dire des privilèges à rebours. Ce serait le signe d’un singulier trouble moral de laisser croire que toutes ces lois qu’on fait peuvent devenir, entre les mains de populations égarées ou perfidement poussées au combat, des armes de guerre contre la liberté des autres, contre les chefs d’industrie, contre l’ordre public, contre la société tout entière. Que signifient cependant toutes ces grèves qui se succèdent, qui ont commencé il y a quelques jours par la grève des omnibus à Paris, et qui se propagent comme une traînée de poudre ? À Lyon, à Bordeaux, à Marseille, c’est la grève des tramways, interrompant brusquement le service de ces grandes villes. Hier encore, à Paris, c’était la grève de ce qu’on appelle les « ouvriers de l’alimentation » ou, pour mieux dire, des boulangers, — en attendant les autres. Il n’y a pas si longtemps encore, on a laissé entrevoir la possibilité d’une grève des ouvriers des chemins de fer. Cela paraît tout simple ! C’est la loi !

Oui, sans doute, la grève est un droit que les ouvriers ou les employés de toutes les industries peuvent exercer de leur propre mouvement ou par les syndicats qu’ils chargent plus ou moins volontairement de leurs intérêts. Ils peuvent s’associer, se mettre en grève, défendre d’un commun effort leurs intérêts : c’est la loi ! mais d’abord ce n’est plus apparemment un droit de troubler la rue qui appartient à tout le monde, de briser des kiosques, des voitures, de brutaliser des voyageurs comme on l’a fait à Bordeaux, de violenter dans leur liberté ceux qui veulent travailler comme on le fait partout. C’est là un premier excès ! Il y a de plus une question qui peut être délicate si l’on veut et qui n’est pas moins grave par tout ce qu’elle implique et laisse prévoir. Qu’on aille jusqu’au bout : s’il est des industries où une suspension de travail n’est qu’une crise partielle, limitée, il est des grèves qui n’ont aucun sens, qui ne peuvent conduire à rien ou qui deviennent forcément un danger, une menace pour des intérêts universels, pour l’ordre public, pour la paix sociale.