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qu’une mère, occupée à soigner la plus jeune de ses filles dangereusement malade, s’écria dans un accès de désespoir : « Mon Dieu, laissez la-moi et prenez tous mes autres enfans ! » Un de ses gendres s’approcha d’elle et lui dit d’un ton grave : « Madame, les gendres en sont-ils ? » Tout le monde se mit à rire, même cette mère désolée : une image imprévue s’était placée soudain entre sa douleur et le lit où se mourait sa fille et avait fait jouer son esprit.

Notre imagination joue avec elle-même, avec ses images, avec les réalités. La vue que nous avons des choses dépend de ce que nous sommes, le sujet crée l’objet. Le monde est pour l’ambitieux une grande allaire très compliquée, pour l’homme d’appétits un marché où on a peine à trouver ce qu’on cherche, pour le moraliste une école, pour l’ascète une maison de correction, pour le philosophe un ensemble dont les détails sont des moyens servant à une fin qui n’est pas la nôtre. L’imagination détourne les choses de leur fin naturelle et les fait servir à ses plaisirs. Elle joue et prend le monde pour partenaire. Les jeux de la fortune, de la guerre, de la nature, le jeu des physionomies, le jeu des couleurs, de l’ombre et de la lumière, sont des expressions inventées par elle. Qu’elle rencontre dans un bois un corps de bête morte, dont un rayon de soleil, glissant entre les feuillages, semble caresser la pourriture et l’horreur, vous ne l’empêcherez pas de croire que le soleil s’amuse. Que les éblouissans éclairs d’un orage nocturne changent le ciel et la terre en un tableau magique où tout paraît en feu, elle dira que la foudre est un grand artiste. Que les sages se perdent et que les fous prospèrent, que le cœur trouve son supplice où il cherchait sa félicité, elle dira que le sort a ses ironies. Elle ne voit dans tout l’univers que des forces qui se jouent et dont la vraie destination est de charmer nos yeux, d’étonner nos oreilles, d’offrir des spectacles à notre âme.


X

Suivant notre humeur, nous demandons à nos jeux de nous procurer un repos sans ennui, ou une excitation qui ne soit mêlée d’aucune souffrance, ou l’oubli des réalités et cette ivresse heureuse que n’accompagne pas la perte de la raison. Il en va de même des jeux de l’imagination esthétique, et selon le tour qu’elle leur donne et l’effet qu’elle en ressent, nous pouvons la qualifier de contemplative, de sympathique ou de rêveuse. Passons rapidement en revue les diverses sortes de plaisirs que, dans ces trois états, elle peut tirer de son commerce direct avec la nature et avec la vie.