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nous agréent parce qu’ils sont artistes à leur manière, et, qu’ayant le génie du mal, ils semblent se jouer en le faisant.

Dans le temps où l’on croyait au diable, tout à la fois on en avait grand’peur et on sentait pour lui un irrésistible attrait. Malgré sa queue et ses cornes, n’était-il pas un grand maître, le roi des ténèbres, celui qui n’a qu’à dire, et le crime est accompli ? Il n’est pas de figure sur laquelle les imaginations se soient exercées avec plus d’acharnement et de secrète volupté. « Es-tu mâle ou femelle ? Quelle est ta forme cachée ? » lui demandait un grand docteur. Il répondait : « Je n’ai point de sexe, je n’ai point de visage qui me soit propre ; j’emprunte la figure sous laquelle on désire me voir ; j’aurai constamment la forme de ta pensée. » Et le grand docteur le voyait tour à tour sous l’image d’un vilain bouc, d’un porc, d’un singe, d’un serpent venimeux, d’un lion rugissant ou sous les traits immortellement pâles d’un dieu détrôné qui se venge.


XI

Quoique notre imagination contemplative ne puisse entrer en exercice sans mettre notre âme en mouvement, les émotions qu’elle nous procure sont toujours suivies d’un sentiment de repos. Nous nous absorbons en quelque mesure dans tout objet que nous admirons ou qui nous charme ; nous ne sommes occupés que de lui, il se fait en nous comme une suspension de notre existence personnelle, et tout ce qui nous sort de nous-mêmes nous repose. Dans notre commerce avec la beauté, avec la grâce, avec le sublime, nous ressemblons, pendant quelques minutes au moins, à ces esprits célestes qui voient tout en Dieu et dont la vie n’est plus qu’un regard. Mais le repos n’est pas toujours pour nous le souverain bien. Nous jouons souvent pour nous désennuyer, et c’est ainsi que nous cherchons dans les jeux de notre âme, tantôt un délassement noble, tantôt un remède à nos langueurs, un excitant qui nous exalte sans nous troubler. Cet excitant, notre imagination affective ou sympathique nous le fournit ; elle se charge de réveiller notre vie qui s’endort en nous faisant vivre de la vie des autres.

Le propre de l’imagination sympathique est de s’intéresser moins à l’être qu’au devenir ; elle se sent moins curieuse de la forme essentielle des choses que de leurs modalités, de leurs accidens, de leurs affections, de leurs souffrances. Pour qu’elle nous fasse vivre de la vie des choses, il faut que cette vie soit analogue à la nôtre, et c’est bien ainsi qu’elle la voit. Les forces de la nature sont pour elle des passions qui parlent une langue particulière, qu’elle se flatte de comprendre. Un bel orage lui plaît ; c’est une