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les murs de Paris. Celtes, Latins et Franks, trois races, trois génies, trois mondes si opposés qu’ils paraissent irréconciliables. Et pourtant le génie français n’est-il pas justement le résultat de leur harmonie ou de leur équilibre instable ? A toutes les époques de notre histoire, on les voit se battre, se mêler et s’unir sans jamais se confondre totalement. S’il me fallait caractériser d’un aperçu sommaire la trinité vivante qui constitue cet être moral qu’on appelle la nation française, je dirais que le génie frank, par la monarchie et la féodalité, en constitua l’ossature et le corps solide le génie latin, qui nous a si fortement imprimé son sceau et sa forme par la conquête romaine, par l’Église et par l’Université, y joue le rôle de l’intellect. Quant au génie celtique, c’est à la fois le sang qui coule dans ses veines, l’âme profonde qui agite son corps et sa conscience seconde, secrète inspiratrice de son intellect. C’est du tempérament et de l’âme celtiques de la France que viennent ses mouvemens incalculables, ses soubresauts les plus terribles comme ses plus sublimes inspirations.

Mais, de même que la race celtique primitive eut deux branches essentielles dont les rejetons se retrouvent çà et là, les Gaëls et les Kymris, de même le génie celtique se montre à nous sous deux faces. L’une joviale et railleuse, celle qu’a vue César et qu’il définit par ces mots : « Les Gaulois sont changeans et amans des choses nouvelles. » C’est l’esprit gaulois proprement dit, léger, pénétrant et vif comme l’air, un peu grivois et moqueur, facilement superficiel. L’autre face est le génie kymrique, grave jusqu’à la lourdeur, sérieux jusqu’à la tristesse, tenace jusqu’à l’obstination, mais profond et passionné, gardant au fond de son cœur des trésors de fidélité et d’enthousiasme, souvent excessif et violent mais doué de hautes facultés poétiques, d’un véritable don d’intuition et de prophétie. C’est ce côté de la nature celtique qui prédomine en Irlande, dans le pays de Galles et dans notre Armorique. On dirait que l’élite de la race s’est réfugiée dans ces pays sauvages, pour s’y détendre derrière ses forêts, ses montagnes et ses récits et y veiller sur l’arche sainte des souvenirs contre des conquérans destructeurs. L’Angleterre saxonne et normande n’a pu s’assimiler l’Irlande celtique. La France gauloise et latine a fini par s’attacher la Bretagne et même par l’aimer. L’importance de cette province est donc capitale dans notre histoire. Elle représente pour nous le réservoir du génie celtique. Génie de résistance indomptable, d’exploration hardie. Noménoé, Du Guesclin, Duguay-Trouin, Lanoue, La Tour d’Auvergne, Moreau, l’incarnent. C’est de Bretagne aussi que la France a reçu plus d’une fois les mots d’ordre de son orientation philosophique, religieuse ou poétique. Abailard,