Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/414

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Descartes, Chateaubriand, Lamennais, furent des Bretons. Mais ce n’est que dans notre siècle qu’on a compris le rôle le plus intime de la Bretagne dans notre histoire. En assistant à la résurrection de la poésie celtique, la France a en quelque sorte reconnu son âme ancienne, qui remontait pleine de rêve et d’infini d’un passé perdu. Elle s’est étonnée d’abord devant cette apparition étrange, aux yeux d’outremer, à la voix tour à tour rude et tendre, enflée de grandes colères ou frémissante de mélancolie suave, comme la harpe d’Ossian, comme le vieil Atlantique d’où elle venait. « Qui es-tu ? — Jadis j’étais en toi, j’étais la meilleure partie de toi-même, mais tu m’as chassée, répond la pâle prophétesse. — En vérité ? je ne m’en souviens plus, dit l’autre, mais tu remues dans mon cœur des fibres inconnues et tu me fais revoir un monde oublié. Allons, parle, chante encore ! Peut-être m’apprendras-tu quelque secret de ma propre destinée… » Ainsi la France, se souvenant qu’elle fut la Gaule, s’est habituée à écouter la voix de la Bretagne et celle du vieux monde celtique.

Il y a une trentaine d’années, M. Ernest Renan résumait ici même les belles publications de M. de la Villemarqué et de lady Charlotte Guest. Dans cet article, resté célèbre, sur la poésie des races celtiques, il définissait de sa plume d’or le génie de sa race. Négligeant peut-être un peu trop son côté mâle et ne s’attachant qu’à son côté féminin, il en distillait la fleur pour l’enfermer dans un flacon ciselé. Ce beau travail, qui fut pour nombre de personnes une révélation, n’est pas à refaire. Le but que je me propose est différent. Un voyage rapide à travers la Basse-Bretagne a évoqué devant moi quelques-unes des grandes légendes où le génie celtique a trouvé sa plus forte expression. Plusieurs sont demeurées à l’état fruste dans la tradition populaire ; d’autres ont été détournées de leur sens primitif par les trouvères normands ou français et par les gens d’église. Beaucoup de grands personnages communs à la tradition galloise, cambrienne et bretonne, comme par exemple Merlin l’Enchanteur, ont eu dans la poésie du moyen âge le même sort que cet illustre magicien. La fée Viviane, voulant le garder pour elle, l’entoura neuf fois d’une guirlande de fleurs en prononçant une formule magique qu’elle lui avait dérobée. Il s’endormit d’un profond sommeil et ne se réveilla plus. Mais lorsqu’on touche le sol breton, les âges lointains et leurs créations revivent d’une singulière intensité, avec leur couleur sauvage ou mystique et parfois leur sens profond, éternel, legs prophétique qu’ils ont fait aux âges futurs. Ajoutons que la poésie populaire, encore vivante en Basse-Bretagne, a été recueillie avec une scrupuleuse et pieuse exactitude par M. Luzel dans ses Gwerziou et ses Sorniou.