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Notre-Dame-d’Auray, la ville sainte des chouans et acheminons-nous vers l’archipel du Morbihan, vers cette petite mer intérieure, qui grâce à son isolement, à son labyrinthe de promontoires et d’îles fut une des grandes citadelles et une des nécropoles des âges préhistoriques. Avant d’arriver à Karnac, la lande commence aride, pierreuse, infinie. Des moutons noirs tondent le pré caillouteux. L’ajonc triste aux fleurs jaunes, l’ajonc noir dessine ses zigzags épineux au bord des routes. On est saisi de cette mélancolie du paysage breton si bien décrite par M. Renan. « Un vent froid plein de vague et de tristesse s’élève et transporte l’âme vers d’autres pensées ; le sommet des arbres se dépouille et se tord ; la bruyère étend au loin sa teinte uniforme ; une mer presque toujours sombre forme à l’horizon un cercle d’éternels gémissemens. »

À Karnac, l’église elle-même a un air d’insolite et sauvage vétusté. Son porche latéral est bâti avec des blocs de granit taillés en d’énormes menhirs et ressemble à l’entrée d’une caverne. La piété royaliste des habitans a élevé sur ce portail un baldaquin de pierre qui figure une couronne colossale. Elle rappelle plutôt un débris du monde antédiluvien. On dirait les défenses enchevêtrées de rennes ou de cerfs gigantesques, charriés au sommet d’un roc par un déluge, et l’on se croit transporté aux époques anciennes du globe. Non loin du bourg, s’élève sur une colline un immense tumulus formé de pierres sèches amoncelées, sous lequel des fouilles ont fait découvrir des haches dites celtae, en pierre polie de jade, des ossemens calcinés et des grains de collier. Une chapelle surmonte le vieux galgal, où l’on allume les feux de la Saint-Jean et où les femmes des marins viennent prier pour leurs maris. De cette hauteur, qui commande un vaste horizon, on domine le plus grand sanctuaire celtique du continent. Horizon de landes, de plages désolées, de bras de mer et de presqu’îles qui s’embrassent et s’enchevêtrent tristement. Le golfe du Morbihan, Belle-Ile, le promontoire de Quiberon se perdent dans la brume. L’œil est attiré, au premier plan, par des phalanges de pierres levées, semées en ligne droite et à distances égales dans les champs de bruyères. Ce sont les célèbres alignemens de Karnac. Ils se divisent en trois groupes, celui du Ménec, celui de Kermario et celui de Kerlescan ; le premier de onze rangées, le second de dix, le troisième de treize, comprenant un total de 1,991 menhirs. Il y en avait le double autrefois ; on en a fait des églises, des maisons et des routes. Ils atteignent en moyenne une hauteur de dix à douze pieds. Vue d’en haut et de loin, cette armée de rocs ressemble à un jeu d’échecs disposé là par des géans. L’impression n’est guère plus saisissante lorsqu’on