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approche et qu’on arpente les champs entre leurs rangées monotones. A la longue seulement, l’étonnement et la curiosité se mêlent à la sorte d’ennui que cause la vue de ces pierres fameuses, d’une énigmatique et d’une insolente régularité. Leur nudité farouche défie l’investigateur. Elles ont l’air de dire : « Vous ne saurez pas qui nous sommes, mais vous ne nous ôterez pas de là. » Parcourez ensuite l’archipel du Morbihan, l’île aux Moines, l’île d’Arz, la presqu’île de Rhuys et vous retrouverez partout ces pyramides informes, ces grands tumulus et ces tombelles qui font onduler la crête des collines ; allez voir la colossale table des Marchands coquettement posée sur trois rochers pointus comme pour jouer avec les lois de la pesanteur ; admirez le gigantesque menhir de Lokmariaquer, renversé par la foudre et brisé en quatre morceaux dont un seul mesure douze mètres ; songez que beaucoup de ces pierres ont dû être amenées là par mer, — car les géologues ont constaté que la plupart ne sont pas des roches du sol ; — pensez à tout cela, et vous vous demanderez quelles volontés opiniâtres, quels bras puissans ont taillé, transporté, dressé ces blocs énormes ; ce qu’ils signifiaient pour ces hommes primitifs, quelle civilisation, quelle religion se rattache à ces premiers monumens de notre sol.

Parlant de ces menhirs, Geoffroy de Monmouth, le chroniqueur des plus vieilles traditions celtiques, dit : « Ces pierres sont magiques. Des géans les apportèrent autrefois. » Mais quels géans ? Peut-être ces Hyperboréens venus des régions boréales dont parlent les traditions grecques, premiers dompteurs du cheval et du chien, inventeurs des haches de silex, de la fronde et de l’arc, grands chasseurs d’aurochs qui allaient devant eux, ivres de lumière et d’espace. Peut-être élevèrent-ils ces pierres en souvenir de leur victoire, comme un temple en l’honneur du soleil qu’ils adoraient. Peut-être leurs successeurs les Celtes se rassemblaient-ils ici, armée vivante et tumultueuse, au milieu de cette armée immobile de pierres, qui signifiait pour eux la présence symbolique des grands ancêtres. Peut-être est-ce dans ce lieu qu’avant de partir pour une de leurs expéditions ils élisaient le brenn, le chef, et relevaient sur leurs boucliers, à la lueur des éclairs, au roulement de la foudre, invoquant les dieux et les bravant du choc de leurs armes. Quoi qu’il en soit, les symboles primitifs sont par eux-mêmes un langage universel et compréhensible. La pierre dressée, le menhir, me semble le signe japhétique de la race blanche à sa formidable aurore. Audacieuse affirmation de l’homme indompté et son premier cri vers Dieu. Révolte et adoration, cette race porte dans son cœur les deux forces centrifuge et centripète qui sont les deux