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forces initiales de toute évolution naturelle et historique. Le menhir en est le témoignage, et voilà peut-être pourquoi il exerce cet inquiétant prestige sur l’imagination populaire et sur l’esprit des savans.

Avant de quitter le Morbihan, allons faire une visite à l’île de Gavrinis. — Fouetté par la pluie et la grêle, j’ai traversé la lande de Lokmariaquer, sinistre comme celle de Macbeth. Maintenant une barque à voile m’emporte dans la petite mer intérieure où un brick, norvégien dort à l’ancre au milieu du golfe. Le ventre des nuées basses rampe sur les côtes. Averse sur averse ; les rafales couchent la voile sur le flot. Nous louvoyons sous le grain. Pour égayer mon pêcheur maussade, j’entonne la belle chanson bretonne : « Il vente ! il vente ! C’est l’vent d’la mer qui nous tourmente ! » Et voici, le ciel s’éclaircit. Nous voguons sur un grand lac bleu d’acier d’où émergent des îles brunes. Ce ne sont pas les blanches sirènes de la Méditerranée, mais des filles osseuses de la vieille Hertha, des Nornes noires ou de vieilles druidesses accoudées et couchées au bord de cette mer écartée. Elles ont vu tant de choses qu’elles regardent passer les siècles avec indifférence et nous plaignent d’avoir perdu l’antique foi des ancêtres. Car, rangées en grand cycle, ces îles ont fidèlement conservé, comme des colliers sur leurs seins ou comme des casques sur leur tête, les tombeaux des ancêtres immémoriaux.

Nous voilà dans l’île de Gavrinis. Une allée montante, bordée d’une double haie d’ajoncs conduit au sommet de cet îlot couronné par le plus beau tumulus de Bretagne. C’est une colline formée de pierres amoncelées à huit mètres de hauteur. On pénètre avec une chandelle dans un corridor maçonné en larges tables de granit. Cette allée couverte, ce long dolmen souterrain aboutit à une sorte de chambre mortuaire comme dans les tombeaux égyptiens. Elle est éclairée de côté par un orifice triangulaire. Les parois et le plafond sont grossièrement sculptés de rainures parallèles dont les circonvolutions forment des lignes bizarres, sorte de tatouage où l’on distingue des haches. Du haut de ce tumulus, la vue s’étend sur tout l’archipel du Morbihan. Il domine la mer à pic, comme à Saint-Malo la tombe de Chateaubriand. Elles sont sœurs, ces deux tombes bretonnes, solitaires fiancées du sauvage océan, bercées de son murmure infini.

Les tumulus étaient, pour les Gaulois, les endroits sacrés par excellence. L’idée de l’immortalité de l’âme, si vivante chez eux, se rattache au culte des morts illustres. L’ancêtre, toujours présent par le tombeau, devient le protecteur de la race. De cet archipel partit la flotte des Vénètes qui alla combattre César et peut-être