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littérature. Et, jusqu’au milieu du IIIe siècle avant notre ère, elle a été la seule langue des Romains.

À ce moment, vers le temps des premières guerres puniques, il est curieux d’en observer les tendances. Que devenait l’idiome national de Rome, abandonné à lui-même ? D’abord, il était très simple dans ses formes, conservait pieusement les vieux mots et se plaisait pourtant aux hardis néologismes, aux termes composés et pittoresques. Presque aucun élément étranger ne s’y mêlait : à peine quelques mots exotiques empruntés aux peuples voisins, aux Étrusques, aux Ombriens, aux Campaniens, aux Grecs de la côte. La construction des phrases était presque analytique : pas de périodes, pas d’inversions, sauf celles qu’amène en toute langue le tour vif de la pensée. On est surpris d’y rencontrer souvent des locutions familières à l’italien ou au français. Cette allure de la phrase était, pour les Romains de ce temps, une nécessité. Car les syllabes finales tendaient à s’assourdir, comme les mots à se déformer, à se resserrer par de hardies syncopes, et la disparition des désinences entraînait une grande confusion dans l’emploi des cas et des temps. Toutes ces altérations avaient une même cause, la prédominance de l’accent tonique, qu’on reculait le plus possible vers le commencement du mot, sans tenir grand compte de la quantité, alors très incertaine. Dans la prononciation, la syllabe accentuée sonnait si fort qu’elle menaçait de détruire tout le reste, surtout les finales et les voyelles intermédiaires. Or, ce sont là précisément les grandes lois étymologiques des formations romanes. Le vieux latin annonce déjà nos langues modernes. Supposez Rome isolée de la Grèce : il est infiniment probable que l’italien serait né douze siècles plus tôt.

Mais la Grèce intervint. Rome lui sacrifia sa langue nationale, pour avoir une littérature. De cette époque date la scission du peuple romain en deux grandes classes sociales, séparées l’une de l’autre par la façon de s’exprimer, par les mœurs, par une conception opposée de la vie, autant que par les intérêts politiques. Dès lors, on entendra dans Rome deux langues : celle des pauvres gens et des campagnards, sermo plebeius, rusticitas ; celle des gens instruits et bien élevés, de la classe dirigeante, de la mode, des salons et des lettrés, sermo urbanus, latinitas. Le latin d’ouvrier et de paysan, relégué aux champs, à l’atelier, au bouge, à l’office, absolument rebelle aux leçons des maîtres d’écolo, poursuivit son évolution naturelle, d’autant plus rapide que plus rien ne le retenait. Le latin savant, façonné par des artistes en phrases, habillé à la dernière mode hellénique, toujours soucieux d’éviter le contact du patois des vilains, se drapa avec un orgueil de parvenu dans son manteau grec, trop riche pour lui. Au bout d’un siècle, qui donc,