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usage ; tout se tient et s’équilibre dans un ensemble savamment rythmé ; la phrase est à elle seule une œuvre d’art, une symphonie où la pensée est voluptueusement balancée et caressée. Chez Grégoire de Tours, au contraire, les flexions n’existent pour ainsi dire pas, ou, si elles existent, elles sont employées au hasard ; le rapport des mots n’est indiqué que par les prépositions, et leur rôle, par la place qu’ils occupent ; ce ne sont qu’expressions abstraites, mots inconnus, contractés, défigurés, pris dans un sens tout nouveau ; aucun rythme, aucune préoccupation d’art. La langue de l’Histoire des Francs diffère à peine de celle des diplômes mérovingiens, pour l’orthographe et la grammaire ou la construction des mots : on dirait du vieux français habillé en latin par un écolier.

Ce contraste ne saurait s’expliquer par l’évolution naturelle du latin classique. Supposez le développement logique du système cicéronien : vous aurez la langue de Quintilien ou de Pline le Jeune, ou, si l’on veut, de Symmaque, de Boèce. Supposez au contraire une sorte de réaction : alors vous aurez Sénèque ou Tacite. Mais jamais, et malgré l’action du temps, le latin de Cicéron ne deviendra le latin de Grégoire de Tours. Le grec des auteurs byzantins ne diffère pas beaucoup en ses élémens du grec de Platon ou d’Aristophane ; tout au contraire, la langue des auteurs latins du VIe siècle de notre ère est un vrai patois à côté de celle des contemporains de César ou d’Auguste. C’est qu’en Orient rien n’a contrarié le libre développement de l’idiome classique, tandis qu’en Occident il a été miné peu à peu par un agent destructeur : tout l’édifice s’est écroulé sous la pression du latin vulgaire.

A propos de cette révolution historique, se posent naturellement trois ou quatre questions. Ce latin vulgaire, d’où venait-il et où tendait-il ? Pourquoi est-il resté longtemps dans l’ombre ? Comment ensuite a-t-il progressé, puis tout envahi ? Enfin, par quels caractères se distinguait-il du latin littéraire et annonçait-il les langues romanes ?

L’origine n’est pas difficile à démêler. C’est la langue primitive de Rome, la langue nationale, étroitement apparentée aux autres dialectes italiotes, comme l’ombrien et l’osque, et au plus archaïque des dialectes grecs, l’éolien. Elle s’est toujours développée spontanément, n’a jamais été fixée ni contrariée par l’intervention des grammairiens. Dans sa grossièreté naïve et sa liberté pittoresque, elle a vécu sur les lèvres des gens du peuple, des soldats, des marchands, de tous les illettrés. Elle a été quelquefois écrite, mais par des mains maladroites, sur des tombeaux et des ex-voto, sur les murs de Pompéi. Elle fut toujours comprise, même des gens instruits ; un peu épurée, elle était admise aux conversations de la bonne société. Par accident, elle est entrée jusque dans la