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d’imagination que vous, mais il n’a pas celle qui joue. Conduisez ce même paysan au musée des antiques ; il y éprouvera des étonnemens qui ne seront pas des admirations, et comme tel autre, il dira en sortant « qu’il vient de voir une grande diablesse de femme qui avait perdu ses dieux bras. »

Pendant que nous admirons un paysage, nous sommes paysagistes à notre façon. Nous employons pour former nos images les mêmes procédés que les artistes ; la seule différence entre eux et nous, c’est que les nôtres sont une propriété privée, qui n’est qu’à notre usage, qu’elles demeurent en nous à l’état de fantômes incorporels et flottans, et que l’artiste fixe les siennes, les réalise, leur donne un corps. Ces images perceptibles, se communiquant à nos sens et devenues un bien public, nous rappellent le caractère d’objets que nous connaissons, mais nous les présentent sous une forme qui nous est nouvelle. L’art reproduit des effets de couleurs et de lignes que nous avons souvent admirés dans la nature ; ces couleurs ne sont plus tout à fait les mêmes, ces lignes ont une régularité, une rigueur de dessin, de symétrie, de logique qu’elles n’ont jamais dans le monde où nous vivons. L’art nous montre des assemblages de pierres qui ressemblent à des végétations ou à des organismes vivans ; il nous montre aussi des hommes et des femmes en marbre ou en bronze, des scènes pleines de mouvemens, où rien ne se meut, des orages tranquilles et silencieux, ou par un caprice plus étrange encore, des passions furieuses qui chantent en mesure ou parlent en vers, et, si furieuses qu’elles soient, ces vers ont tous leurs pieds. Comme l’artiste a le don de nous faire voir ce qu’il a vu, nous pouvons comparer ses images aux nôtres, et comme les apparences sensibles dont il les revêt diffèrent de celles des choses, nous pouvons comparer les jouissances esthétiques que l’art est capable de nous procurer avec les joies contemplatives, les émotions sympathiques, les rêveries vagues et charmantes que nous inspire la nature, ou en d’autres termes les plaisirs que goûte notre imagination lorsque, abandonnée à elle-même, elle opère directement sur les réalités, avec les plaisirs que lui donnent les images réalisées des architectes, des sculpteurs, des peintres, des musiciens et des poètes. C’est ainsi que la question doit être posée.

Ce ne sont pas seulement les clercs de notaires, les Butscha, qui mettent les vrais printemps au-dessus des printemps peints et préfèrent une jolie femme à la Vénus de Milo. Dans l’opiniâtre et inégal combat qu’il soutient contre la nature, tout véritable artiste a été dix fois, cent fois tenté de rendre les armes ; cent fois il s’est pris en pitié et a maudit sa destinée et ses défaites.

Un peintre me disait dans une heure de découragement : « Quel