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travaille et sertit un bijou. Ils sont admirables, et il n’y a personne pour les admirer. Que d’attentions perdues ! que de peines inutiles ! que de soins gaspillés ! Dans les espèces supérieures elles-mêmes, quelle surabondance de production ! Que de copies tirées de méchans modèles, qui ne méritaient guère qu’on leur fît tant d’honneur ! Quelle fureur de dépense ! La nature nous apparaît quelquefois comme une reine fantasque, prodigue d’elle-même et follement dissipatrice de son bien.

Pour nous plaire, il faut que, s’accommodant à la débilité ou à la délicatesse de notre esprit, elle nous dérobe une partie de ses richesses et de sa fastueuse opulence. Les plus belles nuits ne sont pas ces nuits très pures où le ciel s’ouvre sur nos têtes, où les constellations se perdent dans la confusion de myriades d’étoiles et dans un fourmillement de lumière. Les plus beaux jours pour admirer un paysage ne sont pas ceux où les lointains d’une couleur et d’un ton crus nous montrent jusqu’à leurs moindres détails ; nous aimons à les voir à demi noyés dans une vapeur qui les enveloppe d’une grâce discrète et, pour ainsi dire, de ce silence des formes qui plaît aux yeux. Les événemens historiques qui nous font le plus rêver ne sont pas les actions accomplies par une multitude d’ouvriers obscurs ; nous ne sommes contens que lorsqu’une grande personnalité, qui s’est mise hors de pair, commande à ce qui l’entoure, concentre tout en elle comme dans le foyer d’un miroir ardent et nous semble, comme le destin, avoir tout conduit et tout voulu. Notre imagination a des goûts et même des superstitions aristocratiques ; un gros oiseau l’intéresse plus que des milliers d’oisillons, et elle se plaint que la nature sacrifie trop au nombre, que la bourre abonde dans ses ouvrages.

Il y a toujours du désordre dans le luxe d’un magnifique qui dépense sans compter, sans choisir, et qui, n’estimant pas les choses à leur prix, a des caprices pour de coûteuses bagatelles qui ne peuvent plaire qu’à lui. Le monde nous paraît ressembler quelquefois à une maison fabuleusement riche, mais mal tenue, où tout foisonne, où le précieux, le vil et le bizarre s’entremêlent, se confondent dans des appartemens encombrés. Nous trouvons que le propriétaire ne s’entend pas à soigner ses effets, que les choses ne valent que ce qu’on les fait valoir. Qui n’a été plus d’une fois en querelle avec la terre et le ciel ? Qui ne s’est dit : « A quoi bon tant d’étoiles de médiocre grandeur ? à quoi bon tant d’arbres sans apparence, qui empêchent de voir la forêt ? à quoi bon tant de forces improductives et tour à tour tant d’uniformité et tant de disparates ? à quoi bon tant d’êtres insignifians, tant de chenilles et de hannetons, tant de petits hommes pour qui la vie n’est qu’un poids et qui eux-mêmes pèsent inutilement sur la terre ? » Il y a