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dans la nature des détails qui nous transportent d’admiration ; mais quand nous sommes de mauvaise humeur, nous fermons les yeux à ses divines beautés, et nos pourquoi ne finissent pas. Elle n’est plus pour notre imagination qu’une indéchiffrable énigme, qui peut-être n’a pas de mot. Chaque chose, prise à part, nous paraît merveilleusement ordonnée ; l’ensemble est un chaos et un désordre éternel.

En vain, notre raison nous représente que les choses qui nous paraissent si bien ordonnées ne peuvent sortir d’un chaos, que des détails si parfaits nous répondent de la perfection de l’ensemble, que nous sommes des myopes qui n’ont qu’une vue fragmentaire de ce grand monde, que dans la grande chaîne des êtres, chaque espèce est un chaînon nécessaire et que, tout influant sur tout, l’inutile a sans doute son utilité cachée, que ce qui nous semble inexplicable s’explique sub specie œternitatis, que pour la nature des millions de lieues ne sont qu’un pas de fourmi, et les siècles des secondes, que l’idée de l’univers ne se réalise que dans l’immensité de l’espace et la suite infinie des temps, et que les désordres dont nous nous plaignons disparaissent dans un ordre général qui nous échappe. Mais quoi que puisse dire notre raison, cet ordre général qu’elle nous vante et qui n’est pour nous qu’un mystère incompréhensible ne nous console de rien : notre imagination n’apprécie que l’ordre qui se laisse voir, toucher, qui se manifeste à nos sens et à notre âme.

Ici encore, l’art vient à notre secours et nous délivre de nos chagrins. L’imagination de l’artiste est capable de réaliser ses images, elle est au reste toute pareille à la nôtre, et il sait ce qu’il nous faut. Besoins, plaisirs et peines, tout nous étant commun, il s’accommode sans effort à nos goûts, il nous sert comme nous voulons être servis, il nous donne ce que nous aimons, il nous soulage de ce qui nous pèse, il nous débarrasse de ce qui nous gêne. Ses plus grandes richesses, si on les compare aux magnificences de la nature, ne sont qu’une honorable pauvreté ; mais rien ne vaut une maison gouvernée avec une savante économie et dans laquelle le faste est sacrifié au vrai luxe, à celui qui plaît et qui charme. Le cœur s’y sent plus à l’aise et, en quelque sorte, les yeux y sont plus riches qu’au milieu de trésors confusément entassés.

L’œuvre d’art est un monde où tout est à sa place et à son plan, où une justice distributive assigne à chaque chose le rang qui lui convient, où l’essentiel n’est jamais subordonné à l’accessoire, ni le principal à l’incident. D’autre part, c’est un monde très limité, à la mesure de notre regard et de notre esprit. Nous en pouvons faire le tour commodément. Il n’est pas de si grande fresque que