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du Seigneur. Voici, je vais faire entrer en vous un souffle, je vous donnerai des nerfs, je ferai croître sur vous de la chair, je vous couvrirai de peau, et vous revivrez. » Ainsi fait le poète. Il souffle sur ces abstractions desséchées, il leur donne des muscles, une chair, une peau, et elles revivent. Ce ne sont plus des entités, ce sont des êtres réels et agissans, et, comme tout ce qui vit ou semble vivre, elles ont prise sur nos nerfs.

Si l’architecte a l’amour de l’ordre et le sculpteur l’amour de ce qui mérite de durer, si le peintre est capable de communiquer la chaleur de son cœur à l’inerte matière et au plus insipide modèle, si le musicien a le pouvoir et la passion d’exprimer l’inexprimable, le poète a, par-dessus tout, le sentiment et le don de la vie. Quelqu’un me dit : « J’habite une rue où les voitures circulent le jour et la nuit ; et, quand je suis au lit, j’aime à les entendre passer. » Si j’ai l’imagination paresseuse, elle ne s’échauffera pas pour si peu. Mais le poète me dit dans sa langue :


J’aime ces chariots lourds et noirs, qui la nuit,
Passant devant le seuil des fermes avec bruit,
Font aboyer les chiens dans l’ombre.


Je me suis ému : ces chariots ont une forme, une figure, ce sont des individus, presque des personnages, et ils agissent, puisqu’ils font aboyer les chiens. — « Le commerce, me dit un économiste, humanise et adoucit les peuples. » C’est à mon esprit seul qu’il a parlé. — « Le commerce, écrit Montesquieu, guérit des préjugés destructeurs. » Mon imagination se réveille : le préjugé est un meurtrier, les blessures qu’il fait sont redoutables, et le commerce est un médecin qui les guérit ; c’est presque un drame. Mais à son tour le poète prend la parole :


Des voyageurs lointains auditeur empressé,
Je courais avec eux du couchant à l’aurore.
Fertile en songes vains que je chéris encore,
J’allais partout, partout bientôt accoutumé,
Aimant tous les humains, de tout le monde aimé.
Les pilotes bretons me portaient à Surate,
Les marchands de Damas me guidaient vers l’Euphrate.


Le miracle d’Ézéchiel s’est accompli : le poète a vécu son idée, et il la fait vivre en moi.

Une abstraction qui redevient image, et, par suite, un raisonnement qui se change en récit, voilà tout le secret de la poésie. Elle est par essence l’art narratif, c’est ce qui la distingue de tous les autres. Que le poète compose une épopée, un drame, une élégie ou une chanson, qu’il raconte les affaires des autres ou ce qui