Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/523

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se passe dans son cœur, ou qu’il mette en scène des personnages qui se racontent eux-mêmes, c’est toujours Peau d’âne qui nous est conté, et nous y prenons un plaisir extrême, car, dès notre enfance, nous avons eu et l’amour des images et la passion des histoires qui, longues ou courtes, ont un commencement et une fin. Les arts qui parlent aux yeux et qui relèvent de l’espace immobilisent les représentations qu’ils nous donnent des choses ; la peinture historique elle-même choisit dans l’action un moment qu’elle fixe à jamais ; c’est un présent sans passé, sans avenir. Comme la poésie, il est vrai, la musique nous présente des images dont les parties se suivent, qui se déploient dans le temps, qui ont leurs successions et leurs progrès ; mais c’est une histoire sans événemens, dont les personnages gardent l’anonyme. La musique ne nomme rien, et il n’y a pour elle ni effets ni causes. Le poète peut tout nommer, et il dispose seul d’un signe qu’on appelle le verbe, et qui, exprimant l’état de l’âme quand elle agit ou pâtit, distingue les causes des effets et ce qui est de ce qui fut et de ce qui sera. La poésie est le seul art par lequel l’homme puisse dire : « J’étais là, telle chose m’avint. » Et nous y croyons être nous-mêmes.

La poésie met tout en action, et la nature, qui est éternellement agissante et la source de toute vie, est le plus grand des poètes. Ce qui nous fâche, c’est que son poème, qui est l’univers, est écrit dans une langue que nous avons beaucoup de peine à déchiffrer et sort tellement des proportions ordinaires que des créatures bornées se perdent dans cette immensité. Assurément les espaces cosmiques ont leur histoire ; à chaque instant un monde y naît ou y périt ; ces catastrophes échappent à nos sens très limités, et la face du ciel nous paraît toujours la même. La terre a son histoire, qui est un drame et peut-être un drame assez sombre ; mais les événemens qui ont besoin de milliers de siècles pour s’accomplir ne sont plus pour nous des événemens. Ce que nous savons de plus certain, c’est que la terre tournait le jour où nous sommes nés et qu’elle tournera encore le jour où nous mourrons.

Il n’y a pour l’homme d’histoire véritable que la sienne ; elle est à sa mesure, à la taille de son imagination. A toutes les forces qui travaillent ou se jouent dans ce vaste univers, il est venu s’en ajouter une, qui se trouve sans cesse en conflit avec elles : c’est la volonté d’un être pensant, lequel s’attribue des droits que la nature lui conteste. Seul entre tous les vivans, il entend faire lui-même sa destinée, et il expie l’audace de ses prétentions par des souffrances inconnues aux lions comme aux lézards, aux plantes comme aux astres : elles sont le privilège de sa race. Ses entreprises, ses erreurs, ses égaremens, ses repentirs, ses victoires et ses défaites, ses fortunes changeantes et ses rêves immuables,