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philosophie cartésienne. En en faisant tenir un exemplaire à Bossuet, l’évêque d’Avranches y joignit une lettre, où il exprimait, par manière de badinage, la crainte que son illustre confrère « n’eût pas pour agréable un ouvrage si contraire à ses opinions. » Bossuet lui répondit, avec un peu d’aigreur, — « autant qu’il me parut, » nous dit Huet en ses Mémoires ; — sur quoi les historiens de la philosophie, sans y regarder davantage, ont conclu que « Bossuet ne put supporter en silence l’apostasie cartésienne de Huet. » C’est exactement le contraire qu’il fallait dire ; et, sans doute, je le répète, on n’avait pas la réponse de Bossuet sous les yeux, mais il était si facile de n’en pas supposer le contenu ! Nous reproduisons ici toute la lettre, comme ne figurant que dans une seule des éditions des Œuvres de Bossuet.


Je ne puis partir, Monseigneur, sans vous faire mes remercîmens, sur le présent que je reçus hier de votre part, ni aussi sans vous dire un mot de la lettre dont il vous a plu de l’accompagner. Vous dites que la doctrine que vous attaquez a eu le bonheur de me plaire ; — c’est Bossuet qui souligne ; — et vous dites aussi dans la Préface, qui est tout ce que j’ai eu le loisir de lire de votre livre, que vous ne prenez la peine de combattre cette doctrine que parce qu’elle est contraire à la religion. Je veux croire, pour ma satisfaction, que vous n’avez pas songé à lier ces choses ensemble ; mais la foi, dans un chrétien et encore dans un évêque qui la prêche depuis tant d’années sans en être repris, est un dépôt si précieux et si délicat[1] qu’on ne doit pas aisément se laisser attaquer par cet endroit-là en quelque manière que ce soit, surtout par un confrère qu’on aime et qu’on estime autant que vous. Je vous dirai donc franchement ce que je pense sur la doctrine de Descartes ou des cartésiens. Elle a des choses que j’improuve fort, parce qu’en effet je les crois contraires à la religion, et je souhaite que ce soit celles-là que vous ayez combattues : vous me déchargerez de la peine de le faire, comme je le fais en toute occasion, et je serai ravi d’avoir un ouvrage de votre façon où je puisse renvoyer les contre-disans. Descartes a dit d’autres choses, que je crois utiles contre les athées et les libertins, et, pour celles-là, comme je les ai trouvées dans.Platon, et ce que j’estime beaucoup plus, dans saint Augustin, dans saint Anselme, quelques-unes même dans saint Thomas et dans les autres auteurs orthodoxes, aussi bien ou mieux expliqués que dans Descartes, je ne crois pas qu’elles soient devenues mauvaises depuis que ce philosophe s’en est servi : au contraire, je les soutiens de tout mon cœur, et je ne crois pas qu’on les puisse combattre sans quelque

  1. On remarquera, pour ne pas se méprendre sur le sens de cette phrase, que Bossuet était alors au fort des polémiques soulevées par son Histoire des variations.