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de l’Inde ni de la Chine, je ne dirai pas que Bossuet l’eût fait dans son second Discours, — quoique d’ailleurs on pût le soutenir et presque le prouver. Comme de l’islamisme et comme de Mahomet, il attendait, pour parler de l’Inde et de la Chine, qu’elles fussent entrées dans le plan de l’histoire de la civilisation occidentale, et même, pour les y introduire, nous pourrions indiquer le moyen qu’il eût pris. C’est celui dont Fénelon, quelques années plus tard, a usé dans un sermon classique, Pour la fête de l’Epiphanie, où il montre la catholicité passant les mers, et allant réparer au loin, dans les contrées de l’extrême Orient, les pertes que lui avaient infligées les victoires de Luther et de Calvin. À moins encore qu’il n’eût naïvement répondu, comme il l’a fait dans un curieux passage de sa seconde Instruction pastorale sur les promesses de l’Église :


S’il y a des particuliers qui ne croient pas à l’Evangile, qui doute qu’il y ait aussi des nations, puisqu’on en trouve même « à qui l’esprit de Jésus ne permet pas de prêcher » durant de certains momens ? (Act. XVI, 6, 7.) Allez donc chicaner saint Paul et Jésus-Christ même, et alléguez-leur la Chine, comme vous faites sans cesse, et, si vous voulez, les Terres Australes, pour leur disputer la prédication écoutée par toute la terre. Tout le monde, malgré vous, entendra toujours ce langage populaire qui explique par toute la terre le monde connu, et dans ce monde connu une partie éclatante et considérable de ce grand tout. En sorte qu’il sera toujours véritable que ce sera de ce monde que l’Église demeurera toujours composée…


Il est bien difficile de ne pas croire qu’il songe, en écrivant ces mots, à son Histoire universelle. Et, en effet, ne pourrait-on pas dire, non-seulement avec aie langage populaire, » mais avec celui même de la philosophie, que le premier caractère d’une Histoire vraiment universelle est de ne l’être pas[1] ? Comme l’histoire de chacun de nous, pareillement l’histoire des nations est pleine de momens qui ne s’objectivent point, pour ainsi parler ; d’événemens qui périssent en naissant ; d’accidens qui ne laissent point après eux de traces d’eux-mêmes ; et je sais bien que ce sont ceux que les chronographes ou les annalistes se complaisent à enregistrer, mais ce sont ceux aussi dont on a dit avec raison qu’il n’y avait rien de plus méprisable qu’un fait. Bossuet n’a compté, lui, ni cru devoir compter qu’avec les autres, ceux qui forment la trame éternellement subsistante de l’histoire ; et, de lui demander, au lieu de son Discours, de n’avoir pas écrit l’Art de vérifier les dates, ne serait-ce pas se moquer du monde ?

  1. Voyez, à cet égard, dans les Opuscules de Kant, son Examen de la philosophie de l’histoire de l’humanité, de Herder, et surtout ses Idées sur une histoire universelle.