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de son hébreu, de faire dans l’Église le docteur et le théologien, nul n’a mieux vu que Bossuet, qu’il y allait de la tradition tout entière et, avec la tradition, de la religion même. Nul n’a mieux vu que lui, ni ne l’a dit plus clairement, que, du luthéranisme au calvinisme, du calvinisme a l’arminianisme, de l’arminianisme au socinianisme, l’évolution nécessaire du protestantisme tendait, avec une rapidité de jour en jour croissante, à l’indifférentisme. Que voudrait-on qu’il eût fait davantage ? Quelle est cette « crise » dont on parle et qu’on lui reproche de n’avoir pas prévue ? Que veut-on dire enfin quand on dit que « son coup d’œil aurait sauté par-dessus Voltaire ? » Il n’y a rien dans Voltaire, j’entends rien de sérieux, qui ne fût déjà dans Bayle ou dans Spinosa, — qu’on a vu si Bossuet connaissait ; — il n’y a que des bouffonneries ou des grossièretés. Mais de tous les argumens qu’on opposait à la religion, s’il n’en est pas un seul que Bossuet ait laissé sans réponse, on peut donc lui reprocher d’avoir manqué de tolérance, de ménagemens, de prudence, de critique même, si l’on veut, et de largeur d’esprit, en un certain sens, — mais non pas de perspicacité.

Le siècle suivant ne s’y est pas trompé. Non-seulement c’est bien en Bossuet qu’il a reconnu son principal adversaire, mais c’est au dogme de la Providence, que Bayle, dans ses Pensées diverses sur la comète, au lendemain même de la publication du Discours sur l’histoire universelle, que les libres penseurs anglais, que Voltaire à leur suite, se sont d’abord attaqués. Pendant près d’un demi-siècle, c’est sur le dogme de la Providence que la controverse philosophique a roulé. Même le dogme de la chute, il a fallu, pour pouvoir le prendre corps à corps, et le combattre à son tour qu’on eût ruiné celui de la Providence. Il a fallu qu’avant de pouvoir utilement nier la corruption originelle et la perversité foncière de l’homme, on eût établi l’indifférence du créateur pour sa créature ; et, comme si le dogme de la Providence eût été contre les libertins l’ouvrage avancé de la religion chrétienne, on n’y a pas eu plus tôt fait brèche que le déisme s’est trouvé au cœur de la place. Qu’est-ce à dire ? Sinon que Bossuet, en essayant de le fortifier, a été mieux inspiré peut-être que l’auteur lui-même des Pensées ? .. Mais il ne s’agit pas de les opposer l’un à l’autre, il faut plutôt les réunir ; et après avoir dit ce qu’ils ont fait pour arrêter les progrès de l’incrédulité, il faut essayer de dire comment, pour quelles raisons, dans quelles conditions ils y ont échoué. Ce sera l’objet d’une prochaine étude, où j’essaierai de faire à Bayle la place qu’il mérite et qu’il ne me semble pas qu’on lui ait faite encore dans l’histoire des idées.


FERDINAND BRUNETIERE