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Heureusement c’est impossible, et quand ce serait possible, je dirais : « Grand merci, je sors d’en prendre. » Si quelqu’un, sans rien passer, sans rien omettre, me racontait par le menu une de mes journées, ce que j’ai mangé, ce que j’ai bu, tout ce que j’ai fait ou oublié de faire, les propos décousus que j’ai pu tenir, les mille choses sans suite auxquelles j’ai pensé quand je ne pensais à rien, croyez-vous que ce récit m’amusât beaucoup ou me fît l’effet d’une œuvre d’art ? Vos réalistes se croient des photographes ; mais le photographe arrange son modèle, l’assoit et le coiffe à sa guise, lui ménage l’ombre et la lumière. Quand je veux me voir, je m’arrange, et quand je me raconte à moi-même ma petite histoire, je la dispose à ma façon, je lui donne un certain tour ; il y a des lumières que j’éteins et d’autres que j’avive. Voilà l’art, et tout artiste qui n’est pas un arrangeur est un benêt ou un malotru. Le réalisme est tout simplement le culte du décousu, de l’incohérence. Qu’un récit qu’on nous fait n’ait ni queue ni tête, passe encore ; c’est un genre d’accident auquel nous sommes accoutumés. Mais vous représentez-vous une maison incohérente ? Je ne l’habiterais à aucun prix ; je croirais à chaque instant la voir crouler. Vous figurez-vous un concert incohérent, où les violons ne s’attendraient pas, où la flûte et la clarinette tireraient chacune de son côté, comme il arrive tous les jours dans notre triste vie ? Si c’est la musique qu’on nous promet, j’en conclus que le plus grand musicien du monde est le vent, et pourtant, ce n’est pas encore le dernier mot de l’art ; qu’il coure sur les toits ou qu’il gronde dans ma cheminée, le vent a une certaine suite dans les idées, et je le soupçonne de soigner ses effets et d’être un arrangeur, lui aussi. — Elle fit une pause, et je tâchai de lui prouver que le vrai réalisme n’était pas ce qu’elle pensait, et qu’il a son mot à dire en musique comme dans tous les arts. Mais elle ne m’écouta pas.

Le vrai réaliste pardonne facilement à la nature les troubles, les chagrins qu’elle nous cause, tant il lui a de reconnaissance d’avoir créé cette merveille qu’on appelle la vie, et qui est pour l’observateur le moins attentif une source intarissable d’étonnemens et de joies. Il lui sait un gré infini non-seulement d’avoir multiplié les genres, jeté son argile dans mille moules divers, mais d’avoir tellement varié la façon qu’elle donne à chacun de ses ouvrages, que dans chaque espèce il n’y a pas deux individus absolument pareils. Cette richesse, cette abondance, ces gradations nuancées le ravissent, le transportent. Il s’écrie avec un philosophe : « Quel secret doit-elle avoir eu pour diversifier en tant de manières une chose aussi simple qu’un visage, qu’une étoile ou qu’une