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feuille ! » Il admire tout en elle, jusqu’à ses œuvres de rebut, jusqu’aux existences qu’elle se donne l’air de sacrifier. Il ressemble à l’enfant qui, se promenant sur une plage riche en coquilles, se promet de ne ramasser que les plus dignes d’être emportées, et à qui la dernière qu’il aperçoit paraît toujours la plus belle.

Cependant nous avons tous nos préférences, le réaliste a les siennes. Entre deux objets similaires, il choisira celui qui semble le plus rapproché de la nature, en qui son empreinte est le plus visible. Il s’intéresse passionnément à ce qu’on pourrait appeler les formes vierges, aux existences qui gardent encore leur pureté originelle, aux êtres qui ont été le moins modifiés par des combinaisons et des mélanges factices. Il préfère les plantes agrestes aux fleurs de serre, les lieux qui ont conservé leur état et, pour ainsi dire, leur innocence primitive aux jardins savamment composés, où tout annonce comme une intention de plaire. Il méprise les eaux amenées de loin par l’industrie d’un ingénieur, les fontaines et les tritons ; il n’aime que la source qui jaillit du rocher de la montagne ; il y boit à même, dans le creux de sa main, et cette eau est pour lui le plus divin des nectars.

S’occupe-t-il des hommes, les mêmes préférences déterminent ses choix. Moins l’éducation les a dénaturés, plus il les trouve à son goût. Les changemens qui se produisent en nous par l’habitude du monde, par les contraintes qu’il nous impose, par le personnage artificiel que nous y jouons, par la tyrannie des usages et des bienséances, le chagrinent comme une altération du type. Il a plus de sympathie pour un manant que pour un grand seigneur, pour un petit bourgeois que pour un prince. Souvent même il trouve à l’animal plus de saveur qu’à l’homme, ou plutôt ce qu’il aime le mieux dans l’homme, c’est la bête, parce qu’elle est naïve. Regardez tel tableau de Potter, et vous vous convaincrez facilement que ses vaches lui étaient plus chères que leur vacher ; relisez telle fable de La Fontaine, et vous sentirez qu’il était plus prêt à s’attendrir sur le sort d’une fourmi que sur le nôtre, et que si l’humanité l’intéressait, c’est qu’en la grattant, il trouvait l’animal.

Les réalistes se sentent peuple, et ils cherchent dans la nature ce qu’elle a de plus naturel, comme ils cherchent dans l’homme ce qu’il y a en lui de plus primitif et de plus foncier. Ils ont rendu de grands services à l’art, en conquérant à la poésie et à la peinture des provinces nouvelles, de vastes champs laissés en friche, des portions entières du monde et de l’humanité dont les idéalistes n’avaient eu cure. Les humbles ont été leurs héros. Un grand roi disait : « Otez-moi ces magots-là ! » Il ne se doutait pas que ces