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de la déclamation. » Il a fait davantage encore ; appropriant sans cesse aux situations et aux personnages la couleur de son chant, non-seulement il a su, à l’exemple de Lulli et de Rameau, donner toujours du caractère à sa musique, il a montré comment il faut s’y prendre pour traduire en musique des caractères.

Ce n’est pas la seule réforme que le réalisme ait apportée dans l’opéra. Par l’importance toute nouvelle qu’il a donnée aux instrumens et par la prédominance alternée de l’orchestre et de la voix, il a rendu le drame lyrique plus vrai, plus réel ; il l’a rapproché de la nature, qui nous montre toujours les choses dans leur milieu. Le chant, c’est la passion ; mais la passion n’est pas seule dans l’univers. Elle accomplit ses orageuses destinées sous les yeux d’un public curieux, quelquefois indiscret, et ce public glose, juge, admire ou condamne. Elle a des amis, des complices, des auxiliaires qui lui facilitent ses entreprises, lui fournissent des occasions. Elle a des ennemis qui la contrecarrent, la traversent, la combattent. Si fière, si superbe qu’elle soit, elle est tenue de compter avec le monde, et quoi qu’elle fasse, elle ne l’empêchera pas de se mêler de ses affaires pour les arranger ou les gâter.

Le nouveau drame lyrique nous montre la passion dans son milieu naturel. L’orchestre, c’est le monde, et tantôt il se renferme dans son rôle de spectateur attentif, bienveillant, sympathique, mais discret, et il approuve, il consent, il agrée, il souligne ; tantôt il s’anime, il s’exalte, l’émotion des événemens l’a gagné ; la passion vient de jeter un de ces cris du cœur qui montent jusqu’au ciel, et il le répète à sa façon : ce n’est plus la voix d’un homme, c’est la voix d’une foule, et c’est ainsi que parlent les vents et les orages. Mais souvent ce spectateur devient juge ; il apprécie, il commente, il épilogue, et telle phrase qui lui échappe ressemble à une réflexion ironique, narquoise ou grondeuse. La passion ne vit que dans le temps présent ; son juge, qui a toute sa tête, se rappelle le passé, prévoit l’avenir, et pendant qu’elle brode son thème, il a le sien, qu’il brode à sa guise et qui semble dire : — « Tu es folle ; prends garde ; souviens-toi et attends-toi ! » — Elle a refusé de l’en croire, et il se fâche. Cette insoumise s’imagine que l’univers lui appartient, qu’il a été créé pour elle, que tout lui est permis, et qu’elle est la maîtresse de son destin. Le monde, représenté par l’orchestre, se charge de lui rappeler son néant, et cette voix qui remplissait l’espace et remuait tous les cœurs, il la couvre de ses murmures et de ses protestations, il l’enveloppe de son bruit, il l’étouffe sous ses harmonies violentes et ses fanfares tumultueuses, jusqu’à ce que, touché de pitié ou de repentir, il se calme par degrés : cette mer démontée s’apaise et la tempête se tait pour écouter la mouette.